Je crois que nous sommes tous plus qu’à
moitié abrutis quand l’annonce résonne sur nos têtes
ballottantes: « Nous entamons bientôt l’approche
finale d’HANIWA. Veuillez regagner immédiatement vos sièges, les
manœuvres vont entraîner des effets gravitationnels. »
Quelques grognements se font entendre.
Somnolente, je capte autour de moi des bribes du genre « pas
trop tôt », « quoi ? », « zut, mon tube
d’eau ! », etc. Ce prélude interplanétaire n’a mis
personne de bonne humeur.
La pénombre ambiante varie quelque peu,
ce qui achève de me réveiller. C’est que le plafond est rendu
transparent. Je tends le cou mais ne vois pas grand-chose : il
s’avère que le vaisseau renvoie mal la lumière. Pourtant
l’excitation est tangible ! Bon sang, elle est où, notre
arche salvatrice ?
… Je la distingue en creux, les étoiles
délimitent un cercle.
Oui, un bête rond ! Énorme,
fascinant mais plutôt simpliste, ne puis-je m’empêcher de
penser. Rien d’HANIWA n’a été dévoilé au public, dont les
sentiments n’étaient déjà que trop ambigus ; pour ma part
je m’attendais à une disposition modulaire permettant, en cas
d’accident, de condamner des sections sans mettre en danger
l’ensemble. À moins que l’angle d’approche soit trompeur…
non, je ne crois pas. L’image me rappelle un antique film 2D où
les méchants oppresseurs dictatoriaux se fabriquaient une
mini-planète artificielle. L’Étoile sombre, elle
s’appelait, ou l’Étoile noire, quelque chose comme ça.
Elle explosait à la fin. Pas de très bon augure, tout ça.
J’ai l’impression de foncer vers un
trou noir, vers une atroce compression. Un cri m’échappe, et je ne
suis pas la seule. Une odeur citronnée m’envahit soudain les
narines, d’un coup je me sens mieux… et irritée. Ces salopards
nous contrôlent par aérosols !
Ma peur a disparu. Ils savent ce qu’ils
font.
Un clonk décidé nous avertit
enfin de l’amarrage. Ces dernières minutes ont été un cauchemar,
avec le bas qui changeait constamment de direction – même si
l’intensité de ces changements n’était en soi pas très forte.
Je suppose que c’est le goût citronné omniprésent dans l’air
qui nous a évité une averse de vomi.
Bref, à peine immobilisés, nous nous
apprêtons à défaire nos liens… et constatons que c’est
impossible. La même voix exaspérante de sérénité nous informe :
« Veuillez attendre sans bouger (tu parles ! Comment faire
autrement ?), l’évacuation se fera un par un pour une
première prise de contact individualisée. »
Protestations à mi-voix, résignées.
Quelle idée débile, me dis-je. Ça va prendre des heures.
En fait (peut-être est-ce une fois de
plus l’aérosol qui intervient en brouillant notre sens du temps),
j’ai l’impression qu’un quart d’heure s’est à peine écoulé
avant que mon nom résonne dans l’habitacle et que mes entraves se
défassent d’elles-mêmes. Au moins la moitié des passagers ont
évacué les lieux. Bonheur, c’est à moi ! Je me lève et
vacille ; on dirait que mes muscles déjà atrophiés peinent à
supporter la gravité pourtant ridicule… Je claudique en suivant la
flèche verte clignotante apparue comme par miracle devant mon nez.
On y va, on y va ! J’avance comme une momie débarquant tout
juste de son sarcophage.
J’émerge enfin de l’autre côté du
sas. Je cherche du regard le guide qui doit m’assurer la prise de
contact individualisée… rien. Un grincement discret me fait
baisser les yeux.
Un chariot bardé de roues lève sur moi
une batterie de lentilles luminescentes. Il abrite derrière sa
ridelle grillagée mon dérisoire bagage. « Bienvenue, me
salue-t-il. Veuillez me suivre. »
Super, l’individualisation robotique de
l’accueil ! Je m’exécute sans piper mot.
Nous suivons un couloir banal,
fonctionnel, dans un mélange de bruits de roulement et de
grincements étonnants. Fallait-il vraiment concevoir un sol qui, à
1/12 de g (comme me l’apprend la machine dans son discours
stéréotypé), trouve le moyen d’être si désagréable à
fouler ? Mais j’ai bientôt la clé du mystère, enveloppée
de froufroufrou et de chcrouic chcrouic :
« La sauvegarde de l’énergie
représente une préoccupation constante ; par exemple,
l’énergie mécanique des déplacements est récupérée par un
revêtement piezzo-électrique. L’illumination de ce passage est
assurée à 63 % par cette récupération, sur détection de
mouvement. »
Je salue l’astuce de la solution et en
même temps déplore sa, hum, mesquinerie. Si on en est à gratter
l’énergie de nos gestes… Mais je n’ai pas le temps de
m’attarder là-dessus, parce que soudain nous débouchons sur un
immense espace. Ensoleillé, venteux, salin : marin.
Moi qui n’ai jamais vu la mer – les
quelques étendues libres qui en restent –, je m’en
émerveille à des millions de kilomètres de la Terre !
Celle-ci n’est qu’un ersatz, forcément, un simple étang où on
doit avoir pied partout, pourtant j’ai l’impression d’une
monstrueuse masse respirant sereinement, prête à engloutir dans un
bâillement négligent le vaisseau qui la contient.
« L’enclos est actuellement
baissé pour vous permettre d’apprécier le spectacle, m’informe
le robot. On prévoit des mesures de confinement en phases
d’accélération. Veuillez considérer le plan général
d’HANIWA. »
Un hologramme sphérique s’affiche,
tournoie un peu en vue extérieure, puis se fend en son milieu. Une
grosse tache bleue paraît occuper une portion démesurée du volume.
« Nous longeons la fosse océanique
destinée… »
Une agitation m’attire. Non, une
explosion ! Un grand corps sombre jaillit de l’eau à toute
vitesse et monte, grimpe, escalade l’air, escorté d’une
nébuleuse irisée.
« … aux baleines… »
C’est peut-être moi qui ai murmuré ça
et non mon guide. La bête gravit toujours les cieux, perdue dans sa
jubilation. Je crains un instant qu’elle ne heurte le plafond, mais
faut pas charrier. Quoique… si elle n’a pas atteint quinze bons
mètres de hauteur, encore en ascension de son incroyable parabole,
c’est que j’ai les yeux crevés.
D’où sortent ces oiseaux ? Dans
un concert de criaillements, ils volent dessus dessous la baleine en
un ballet dément, la frôlent, la piquettent et s’éloignent. Ils
doivent se nourrir de parasites ou de je ne sais quoi.
Je vois son ventre blanc à présent,
elle tournoie en majesté lente, les nageoires collées contre le
corps pour gagner encore de la hauteur, la queue comme gouvernail,
concentrée sur son essor, heureuse comme seul peut l’être
l’animal.
Viserait-elle par hasard le saut
périlleux ? Non, c’est bon pour des agités du bocal, ce
genre de fioritures, songé-je. Elle se contente de dessiner un
arc parfait et de replonger sur le dos en bousculant à peine les
flots qu’elle soulève. Elle disparaît, dédaigneuse, sans même
un geste amical de la nageoire. Elle me manque déjà. Les embruns
assurent la fin du spectacle avec un déchaînement d’arcs-en-ciel
que je trouve bien pâles.
Je tombe à genoux. Oui, à genouxxx !
Malgré la gravité réduite, le machin piezzo lâche un breuff
indigné. Ah ben mec, quand on devient chemin de Damas, faut assumer.
Bordel de Dieu, voilà que je
me tape une crise d’extase mystique devant une baleine volante !
Je n’y avais jamais trop réfléchi :
la religion, c’est de la bonne. Pour ce que j’envisage – ou
envisageais – grâce à mes nanites, à côté, je pourrais aussi
bien me saupoudrer de sucre glace ! Je n’ai jamais connu cette
sensation d’absolu. Je pantelle.
Un picotement répété au bras me fait
redescendre. Je tourne la tête et me retrouve nez à diodes avec le
robot.
« … moiselle Turmann, ça va ?
Dois-je appeler l’infirmerie ? Vous pouvez embarquer à côté
de votre bagage…
— Non, je vais marcher, merci. Ça
m’éclaircira les idées… Hum. Je n’avais jamais vu la mer,
vous comprenez ?
— Bien sûr. Reprenons la route si vous
voulez bien, le revêtement supporte mal une stimulation continue en
un point donné.
— D’accord. »
Encore à moitié dans le coltar, je me
relève. « Dites donc, comprends-je tout à coup, ce n’est
pas la même voix qui me parle !
— La machine m’a alerté en vous
voyant immobile à genoux. Je suis homme de liaison entre HANIWA et
les passagers, chargé de monitorer les nouveaux arrivants.
Appelez-moi Ned. Avez-vous des questions ? »
C’est le moins qu’on puisse dire !
Je n’arrive pas à réconcilier dans ma tête l’utilitarisme
sordide qui pousse à récupérer l’énergie de nos pas et
l’incroyable panache, la somptueuse gabegie de cette « fosse
océanique » conçue pour abriter les formes de vie les plus
dispendieuses – à part nous, humains, et notre cher confort.
Car enfin, avec les ADN-thèques et les
embryo-couveuses, on a de quoi recréer les organismes, une fois à
destination…
Quelque chose me retient de demander
directement à Ned ce qu’il en est ; sans doute récolterais-je
un paragraphe de propagande bien rodé qui ne m’apprendrait rien.
« Pouvez-vous faire réafficher le
plan de tout à l’heure ? » lâché-je d’une voix un
peu chevrotante.
Pas de doute, j’ai été secouée.
J’essaie quand même d’examiner l’image d’un œil détaché.
« Les écosystèmes sont tous
situés à l’étage extérieur de la sphère…, fais-je remarquer.
— C’est à cause des rayons
cosmiques. Ils sont particulièrement agressifs dans l’espace
interstellaire, surtout aux vitesses quasi relativistes que nous
atteindrons. Les logements des passagers et la passerelle se situent
plus en profondeur. »
Je soupire. Bien à l’abri dans les
couches internes du vaisseau, une fois de plus nous nous servirons
d’autres organismes, irradiés à notre place. J’hésite à
exprimer mon cynisme à voix haute quand Ned donne soudain une
nouvelle perspective à cette organisation :
« Soumis à des mutations
accélérées, les êtres vivants ainsi exposés auront des chances
de développer une meilleure résistance, une adaptabilité accrue
qui représentera un atout important pour l’implantation dans un
nouvel environnement planétaire dont nous ne connaissons rien.
Naturellement, nous devrons contrôler et optimiser le processus.
J’attire votre attention sur la portion du vaisseau située juste
en-dessous de la fosse océanique ; c’est là, dans cet
endroit d’HANIWA le mieux protégé des radiations, que nous
conservons les banques ADN.
» Votre mission consistera pour
l’essentiel à sélectionner les meilleures mutations intervenues
lors du trajet et à éliminer les autres. Avec le temps, vous ferez
évoluer les ADN de référence.
» Comme vous le savez sans doute, votre
responsable nominal est Ylan Auch-Montega, chef du laboratoire
d’ingénierie biotechnologique ; toutefois c’est à la
hiérarchie militaire que vous rendrez compte de l’avancement de
vos travaux. Nous vous préciserons plus tard les modalités exactes
de suivi. »
Par bonheur nous sommes arrivés à
l’ascenseur ; à ce stade, marcher me contrarierait
franchement : je consacre toute mon énergie à me demander ce
qui se passe dans ce putain de vaisseau. On m’informe de ma mission
dans un couloir qui fait chcrouic par l’intermédiaire d’un
chariot à bagages ? On me fait savoir que ce n’est pas mon
chef « nominal » à qui je devrai rendre compte ?
Quel est le but caché de tout ce cirque ? Les différents
écosystèmes, plus exposés aux rudesses du vide cosmique, n’en
seront que mieux armés une fois à destination…
Nous sortons de la cabine et nous
remettons à fouler ce sol affreux qui semble décidé à me
consommer peu à peu par les pieds.
« Mais alors, pour les passagers
humains…, commencé-je.
— Vous êtes arrivée à vos
quartiers », m’interrompt le robot de sa voix de robot.
Apparemment Ned n’avait plus rien à me
dire.
« Réunion conviviale dans une
heure. Installez-vous, il y aura une annonce sur la phonie. Bon
séjour ! »
Je récupère mon sac et le machin
s’éloigne, froufroufrou.
Malgré la fatigue que j’impose au
revêtement morose, je reste plantée devant la porte grise. À côté,
un petit cadre au-dessus d’une sonnette indique mon nom. Je ne
bouge pas, une curieuse idée demande à émerger en surface, un rien
peut la faire sombrer.
Si les priorités du projet n’étaient
pas exactement celles qu’on clame, au moins pour une partie des
concepteurs et responsables ? S’il était question en fait
d’accompagner au cours du trajet la décadence génétique des
humains cocoonés ?
Si le rôle du vaisseau était d’assurer
la sauvegarde du maximum d’organismes terrestres sauf nous,
destinés à dégénérer et nous éteindre gracieusement sous un
nouveau soleil ? C’est ça qu’on a voulu me faire comprendre
à demi-mot par ce biais clandestin ?
Si c’était pour cela, justement, qu’on
m’a choisie, pour que mes nanites et l’addiction qu’elles
entraîneront nous ramollissent un peu plus et que nous ne puissions
nuire durablement ailleurs ?
Si une faction d’HANIWA organisait le
sacrifice de l’humanité pour le bien à terme des autres vies ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire