Ces
gens sont forcément tarés. Il n'y a pas d'autre explication. Je dis
ça parce que je viens de recevoir ma feuille de route, m'invitant à
rejoindre le Haniwa. Ce qui doit vouloir dire que je suis acceptée à
bord. Moi? Pourquoi moi? Donc, ils sont tarés.
A
tous les coups, ils ont besoin de cobayes. C'est leur méthode pour
tester les passages difficiles et les technologies dangereuses :
accepter des milliers de volontaires bidons (= sans compétence
réelle), des gens sans intérêt, qu'ils pourront balancer aux
ordures dès utilisation, voire avant.
On
servira d'exemples pour calmer les ardeurs des rebelles.
Enfin,
tu vois, ma chère Neda évanescente, je ne perds pas mon temps. Je
continue à te parler, encore un peu, mais le coeur n'y est plus. Je
me sens comme un touriste tâtonnant autour de son imperméable,
sorte d'inspectrice Colombote qui connaît parfaitement l'identité
du coupable mais attend l'heure de trouver la preuve irréfutable. Ou
de la forger.
J'ai
donc reçu ma feuille de route, disant que j'avais droit à trente
kilos de matos personnel dans un demi-mètre cube. Allez savoir qui
en a eu l'idée ! La première chose que j'aie eu envie
d'emporter, c'étaient tes toiles ; celles que ma mère m'a
transmises à sa mort et qu'elle prétendait venir de toi. Je les ai
dérochées des murs, extraites de leur tiroir et rassemblées, pour
les trier. Puis je suis sortie sur la véranda avec une brassée de
tableaux qu'une rafale de vent a fait tomber dans la poussière.
Je
n'avais pas besoin d'un signe aussi évident. Ma décision était
déjà prise. J'ai fait trois voyages, une seule pile, que j'ai
aspergé de térébentine et il n'a fallu qu'une allumette pour tout
enflammer.
Presque
tout.
Je
n'ai gardé qu'une seule de tes oeuvres : une miniature de 2 cm
x 3 cm, qui représente un livre grand ouvert flottant dans
l'air et, à l'arrière-plan, un poisson énorme qui rit de ses
lèvres turquoise. J'en ferai un pendentif, je crois ; dès
qu'on aura assez de gravité pour ce ne soit pas un problème. Je
veux dire que, sans gravité, il risque de me servir plutôt
d'oeillère aléatoire ou de bouche-narine occasionnel. Je risque
aussi de l'avaler.
Je
suis donc Sophie Mars-Nansen, en partance pour l'inconnu. Si j'ose,
je demanderai une escale sur Mars, the planet, au commandant
du vaisseau. A mon avis, il ne sera pas d'accord. Ou elle. Ça
doit se faire, maintenant, de confier des mégatonnes de
responsabilités à des femmes, non ? Quand je dis
"mégatonnes"...
Pourquoi
pas ? A quoi bon coloniser l'espace si c'est pour aller y
reproduire les mêmes conneries que sur la Terre ? Je pose la
question mais sommes-nous si nombreux à la poser ? Je parie que
non. Doit y avoir une majorité de mecs dans l'équipage. Comme
d'hab. On verra.
Bon,
faudrait que j'arrête de râler. S'ils écoutent mes pensées,
jamais ils ne me laisseront entrer. Faudra que je retourne à pied,
en guise de punition. Comment fait-on, pour avancer à poil dans le
vide spatial ? A la brasse ? En papillon ? La
télépathie électro-encéphalique est-elle au point, ou j'ai lu ça
dans un magazine "féminin" ?
Faut
que j'arrête de tergiverser.
Je
suis Sophie Mars, qui se parle à elle-même, à bord de la navette
spatiale CracBoumHue (pas retenu le matricule), à destination
de la Station spatiale internationale AmEurAsi II (où est
passée la I ? Jamais entendu parler), à laquelle est arrimé
le vaisseau répondant au nom de Haniwa (forme, description,
définition, matricule inconnus). Ma place à bord est réservée. Ma
cabine aussi, j'espère.
Pourquoi
m'ont-ils sélectionnée ? Est-ce important de le savoir ?
Qu'est-ce
qui m'a décidé à partir ? Qui ?
Est-ce
que, pour une fois, j'ai pris une décision toute seule ? Sans
influence. Sans coup de pied au cul ? En tant qu'entité libre
et mature ?
Revoyons
la scène au ralenti : 21 janvier 2053, 9 h 01 du
matin. Réunion d'urgence au CERN, où j'effectue depuis septembre un
pseudo-stage de pseudo-formation risquant de mener à un
pseudo-métier. Compétences exigées ? Je-m'en-foutisme,
népotisme, avoir-l'air-d'assurisme, jalousisme, immaturité,
approximatisme, bachotage, etc. Rien de très original, en tout cas,
rien qu'on ne puisse trouver dans tous les domaines équivalents où
le fric et la routine font tourner les rouages de la Machine humaine.
Non
seulement je suis l'une des dernières arrivées, mais de toute
façon, personne ne se connaît pour de bon au CERN. C'est d'ailleurs
à ça que servent les badges. La physionomie aussi, ça aide, mais
je n'en ai pas. Jamais trouvé la recette. Cent soixante-dix
personnes, en blouse à 95 %, badgées à 90 %, chauves à
65 % (devinez la proportion de mecs), réunies dans une salle de
conf', à attendre que quelque chose se passe. Que quelqu'un cause
dans le micro. Le sujet de la conférence n'avait pas filtré, du
moins pas jusqu'à moi ; comme d'habitude, chacun tentait de
deviner (sauf moi). Ça permettait de
spéculer bon train, ce qui occupe les stagiaires et les LdP (même
moi).
En
réalité, je m'en foutais. J'avais déjà décidé que mon avenir ne
résidait pas au CERN ni même dans le vaste domaine de la science.
Mais il ne fallait surtout pas me demander ce que je voulais faire.
Je serais restée muette d'ébahissement face au vide de ma
conscience rabattue. On aurait pu m'annoncer absolument n'importe
quoi ; j'aurais gobé tout pareil ; la fin du monde par
attaque massive de gaz hilarant ? D'accord. Une attaque
nucléaire concertée sur les principaux sanctuaires religieux du
monde, pour avoir la Paix générale ? OK, pas de problème. La
transformation de la Lune en balle de jokari géante pour Godzilla
surdimensionné ? Si vous voulez ; je fournis l'élastique.
C'est
pourquoi je fus la seule à ne pas réagir quand le conférencier
costard-cravaté, enfin arrivé, annonça que le Haniwa était fin
prêt et recrutait. La phase de construction brute était terminée ;
il fallait remplir les fonctions. Ou les trous de la coque, allez
savoir.
Au
vu et à l'entendu des réactions dans la salle, tout le monde et son
ver solitaire étaient au courant du projet. La brouhaha a duré un
petit moment, certaines phrases pas-vraiment-dites se terminant sur
des tons interrogatifs. Le conférencier a ensuite confirmé que tout
était vrai, preuves à l'appui (des liens internet se sont affichés
derrière lui, des micro-reportages, des témoignages non floutés...)
puis il a conclu en lançant un appel à volontaires.
— Volontaires pour quoi ? ai-je chuchoté à mon voisin de droite, un
badgeux prénommé Ernest.
Ernest
me regarda comme si je lui avais demandé de me prêter son
chewing-gum. Je lui fis mon sourire n° 38, ma figure de rhétorique
favorite. Ce qui le décrida (néolog pour "se décider en se
déridant").
— Pour partir.
— Partir où ?
— On n'en sait rien. Le Haniwa quitte la Terre pour.. ailleurs. C'est
tout ce qu'on sait. C'est top secret.
— Oh, développai-je prudemment, de peur qu'Ernest n'ait un orgasme
soudain.
Toujours
est-il que les quelques mots nécessaires avaient été échangés.
Personne n'avait bronché dans la salle. Le silence dura.
Une
main se leva. Pas très haut. Mais c'était la seule.
— Si c'est comme ça, j'irai moi-même.
Le
silence se fit spatial. Sidéral et sidérant. Cosmique. J'adorais.
Qui était la folle (c'était une voix de femme) qui avait proféré
ces paroles lourdes de non sens ?
Ma
main vint se reposer sur la cuisse correspondante quand je fus bien
certaine que tout le monde s'était retourné pour voir la folle.
La
suite est plutôt floue.
J'ai
fait mes bagages dès mon retour chez moi ; ou devrais-je dire,
mon renvoi ? J'ai choisi de privilégier l'aspect pratique des
choses : j'ai ressorti une vieille marmotte d'un placard, que
mon père avait achetée dans sa jeunesse lors d'une brève
expérience en tant que représentant de commerce. Je n'ai jamais su
ce qu'il avait vendu ; peut-être rien. La marmotte était
restée ; c'était une belle sacoche parallépipédique, en
cuir, d'une solitidité redoutable, et ses compartiments convenaient
parfaitement à mes besoins.
Je
fais des bijoux ethniques. Des trucs de hippies, oui. Cela m'occupe
l'esprit et les doigts. J'ai collé la miniature de Neda sur la paroi
interne du couvercle, en guise de miroir déformant (et toujours plus
sympa que la réalité). J'ai rempli les compartiments de perles,
fils, attaches, poinçons, pinces coupantes, médailles, etc.
Après
quoi, j'ai ajouté de quoi dessiner : crayons, fusains, gommes.
Et puis non, tiens : pas de gomme. Je n'effacerai plus jamais.
Pour
le papier, c'était un problème. Il y a bien un tiroir sous la
marmotte, mais il ne fait que 21 cm x 16. Tant pis, je l'ai
bourré de carnets à croquis format quart-cloche ; pas le plus
grand, mais le seul qui rentre. Une règle, un compas, une équerre ?
Je les ai d'abord enfournés puis j'ai changé d'avis. Trois fois.
J'ai fini par mettre un carnet de plus. Je dessinerai tout à main
levée. Jamais aimé les lignes droites, de toute façon.
Pas
envie de prendre des photos. Les autres le feront certainement. Ils
mettront des tas de couleurs là où je me contenterai du contraste.
Noir & Blanc, mes amours. Non pas que je préfère ça
exclusivement mais parce que je suis l'une des dernières
daltoniennes de l'espèce humaine. Il n'en reste que 2301 recensées
officiellement. Pour qu'une femme soit daltonienne, il faut que ses
deux parents le soient. A chaque génération, il y a donc un peu
moins de daltoniennes. On a même un forum. Un jour, j'y ai proposé
que nous fassions le voeu de ne pas procréer, afin de mettre un
terme au daltonisme. Tollé sur la Toile ! Je me suis même fait
exclure du club. Comme si on pouvait faire mentir mes gènes !
La
marmotte était pleine à craquer. Sept kilos et trois cent-vingt
grammes. Je suis loin du compte. Mais où pourrais-je caser
vingt-trois kilos de plus ? M'en fous. Pas besoin de plus. Ah,
si : ma casquette favorite. Une ceinture de cuir renforcé
capable de tracter un camion. Une bonne paire de croquenots. Un
couteau suisse. Mes lunettes de rechange. Tout ça sur moi. Une lampe
de poche, aussi.
Bon
sang ! Pas facile de voyager comme l'oiseau. Au moins, j'emporte
mes plumes avec moi. Et mon encre.
Le
jour convenu, je suis allée à l'aéroport en taxi. Avant d'y
monter, je suis passée à la capitainerie du port pour remettre la
clé de ma boathouse (la
Wonder-Péniche).
Ainsi que le titre de propriété. Le capitaine n'était pas là mais
son fils a accepté le document en son nom. Il a hoché la tête en
regardant le titre.
— Donnez-le à qui en aura besoin, j'ai dit. Pour un dollar symbolique.
Pas besoin de me le transférer, buvez-le à ma santé.
— Tu vas nous manquer, a-t-il dit dans un débordement affectif, sans
aller jusqu'à se lever de son fauteuil, toutefois.
— Toi aussi, Mike. Toi et le bruit du ressac. Dans le désordre.
Il
a levé un sourcil. A failli demander où je déménageais. Est-ce
qu'on était assez intimes pour ça ? Je n'ai pas pu m'empêcher
de le rassurer.
— Ne t'en fais pas, Mike. Je reste à bord d'un navire. C'est le
principal.
Il
a vraiment paru soulagé. J'ai pu partir sans me retourner.
L'avion
jusqu'à Lima n'a pas eu de souci majeur, ce qui est tout ce qu'on
peut espérer de nos jours. J'avais déjà aperçu l'Ascenseur
spatial de loin, quand je m'étais baladée au Pérou, il y a une
dizaine d'années. Mais à voir depuis son pied, c'est vraiment
impressionnant. On n'en voit pas le sommet. Pas à cause de la brume
mais parce qu'il s'amenuise à l'infini, jusqu'à devenir un simple
filament, incliné vers l'est. Et qui projette une ombre sacrément
flippante !
J'ai
poireauté quelques jours au pied de l'Aspic (comme l'appellent
certains). Il n'y a pas de départ quotidien, parce qu'il faut plus
de trente-six heures de travail pénible pour arrimer l'une des
Cabines au Câble. Comme ce sont des tores qui viennent se lover
autour du Câble, il faut les acheminer par tronçons depuis l'usine
de fabrication, à deux kilomètres de là, et ensuite les souder une
fois réunies autour de la circonférence de métal. Après quoi,
ayant vérifié l'étanchéité, il faut arrimer le tout aux six
rails électromagnétiques qui tireront-propulseront l'engin jusqu'à
trente-six kilomètres d'altitude. Ensuite, l'accélération fera le
reste. Il paraît que l'installation s'inspire des bases où les
nazis fabriquaient les fusées V-2. On peut toujours compter sur
l'Histoire de l'Humanité pour gâcher un petit plaisir. Un
Optimystique dirait qu'il faut tirer profit de toutes les
expériences.
Après
deux jours de glandouillage au Rez-de-Chaussée (la base du Câble),
je suis montée dans la Cabine en même temps que dix-neuf autres
futurs ex-rampants.
Ce
qui est curieux, quand on est astronaute, c'est qu'on est à la fois
marin et aviateur. Ce qui est sûr, c'est qu'on n'est plus terrien ;
de là à ne plus être Terrien... il n'y a qu'un pas. Surtout, on
n'a plus la possibilité de sauter à la baille en cas de souci pour
espérer rentrer à la nage.
"Mesdames
et messieurs, a annoncé la voix de l'Ascenseur (j'ai cru reconnaître
celle de Jodie Foster ; il n'y a pas à dire, l'industrie de la
3D5S a bien enterré le bon vieux cinéma; les acteurs dotés d'un corps se recyclent comme ils peuvent), veuillez attacher vos harnais de
sécurité et cesser d'ingurgiter des aliments. Les personnes
sujettes au vertige peuvent obturer leur hublot. Cette Cabine dessert
la Station orbitale Interminus de l'Ascenseur spatial, que nous
atteindrons dans quatre heures et quinze minutes environ, les deux
dernières heures du trajet se faisant en apesanteur totale. Correspondances
pour la Station Alpha-lunaire à 18 heures aujourd'hui ; pour le
complexe d'exploitation minière Phoibos & Cérès dans 24
heures ; pour la Station spatiale internationale L-3 dans 38
heures ; retour sur Terre possible une heure après l'arrivée."
C'était
le dernier carat pour changer d'avis.
Après ?
Après,
c'était l'inconnu. Le vrai. Sombre et constellé d'étoiles.
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