lundi 20 avril 2015

ABf 1.3

Je ne vais pas m'éterniser sur la description du trajet par l'Ascenseur spatial. Le plus important est que ses concepteurs ont réussi à minimiser l'accélération, qui culmine à 1,8 g. Ce qui est une bonne chose si on veut emporter des choses fragiles (du genre : ordinateurs, bébés, cerveaux humains...) Par contre, c'est trop pour les vases de cristal. Tant mieux, vu que ça m'agacerait de faire partie d'un projet révolutionnaire dont la réussite dépend d'un vase...
Il y a une autre raison à cette limitation de la vitesse. En théorie, si rien ne freinait la cabine (un tore arrimé au câble par six rails rigoureusement parallèles, disposés à 60° les uns des autres) elle atteindrait la mirobolante vitesse de 48.000 km/h au moment de sortir de l'atmosphère terrestre. Ce qui est, bien sûr, le but recherché : échapper à la gravité. Le souci, c'est qu'à partir de ce point, elle ne ferait qu'accélérer sans cesse tant qu'elle ne rencontrerait pas d'obstacle. Ce qui implique que les tireurs ont intérêt à sacrément bien viser ; la cabine n'est en fait qu'une espèce de beignet dépourvu de la moindre capacité à se diriger. Voilà pourquoi, au lieu de continuer sa course jusqu'au bout du câble et de bénéficier de 100 % de l'effet catapulte, ledit beignet se sépare en deux parties aux deux tiers du parcours; la partie congrue (appelée le lest ; elle est censée être vide au moment du largage, mais on raconte que certaines erreurs se sont produites) va se perdre dans l'ionosphère où elle se désintègre ; la partie habitée continue sa course vers sa destination programmée. Si celle-ci a été bien estimée, bien sûr.
Pour compenser la marge d'erreur, les Stations orbitales sont munies de bras flexibles démesurés, capables d'aller "pêcher" les cabines. J'ignore s'il y a eu des ratages depuis le début du projet ; si c'est le cas, alors une boîte de conserve contenant des échantillons d'humanité se balade quelque part dans le Système solaire, et je préfère ne pas penser au temps qu'ils pourront y survivre.
Parlons plutôt technique : il a fallu attendre l'invention du frein à matière noire pour construire le premier ascenseur spatial ; ainsi que celle de l'accumulateur d'énerge cinétique, qui a permis de rendre le projet rentable, donc faisable.
Bon. Je gagne du temps. Ou j'en perds. Question de point de vue. Disons que je cherche désormais à savoir à qui je vais adresser les mots de ce journal jadis intime devenu de voyage. Et quel voyage ! Le premier de son genre, et peut-être le dernier. Surtout si je porte la poisse aux instruments de bord, comme je le fais généralement avec tous les machins électroniques.
Tiens, je parie que je ferai partie des premières victimes. Il y en aura forcément, comme toujours lorsque des gens qui s'estiment supérieurs à des inférieurs envoient ces derniers au casse-pipe (ça, c'est de la logique rationnelle !). Du coup, ils découvriront mon journal ensuite. Autant que je le leur adresse à eux, dans ce cas. Ou alors à l'un de ceux que j'ai rencontrés à bord de la cabine (sobrement baptisée TOR-18). Rencontrés est un bien grand mot ; disons croisés.
D'abord, il y a l'Anglais (ou l'Américain, je suis nulle en accents). Celui qui a tenu à se présenter aux vingt-trois membres provisoires de TOR-18, un par un, répétant à chaque fois : "Hi, my name is Carl Gloubiyaourt ; I have a twin brother but he decided to stay behind. I'd like you to call me Columbus II, if you don't mind."
J'ai essayé de l'esquiver mais il m'a vu faire et m'a carrément foncé dessus en arborant un sourire terrifiant. On ne peut pas éviter quelqu'un dans un espace total de 123 m3 contenant 24 personnes. J'ai été stoïque, ai subi son laïus puis l'ai gratifié de mon regard le plus noir, lâchant : "Aïe donte spique angliche, beusteure" qui l'a laissé pour le moins perplexe. Puis je suis allée me réfugier auprès d'un grand échalas plein de cheveux, vêtu d'un sarouel mauve et d'un tee-shirt interactif arborant à ce moment-là les paroles intégrales de La Vie en Rose, et qui présentait l'avantage indéniable d'être déjà passé devant l'exalté.
Sauvez-moi de ce pot de colle, ai-je marmonné en français, et je vous jure que je me sacrifierai à votre place à la première occasion.
Ça les a fait marrer, lui et ses dents pointues un peu jaunes.
D'acco-d'acc-d'oc. A une condition : que ce soit réciproque.
J'ai levé un sourcil, ce qui est ma manière d'éclater de rire avec brio.
Vous vous rendez compte que si j'accepte, on se retrouve dans une situation totalement absurde ?
— Ma chérie, a-t-il/elle répondu, sans paradoxe, la vie n'est qu'un plat de nouilles mal cuites. Et quitte à crever, autant que ce soit pour une absurdité plutôt que pour une ineptie.
De deux choses l'une, ou cet individu me ressemblait profondément ou el avait un sens inné de la psychologie humaine.
A ce moment-là, la voix synthétique de l'Ascenseur spatial nous a invités à nous asseoir et à la boucler, parce que nous allions atteindre le seuil des 1,5 g.
L'échalas et moi avons pris aussi sec deux places voisines, en ricanant. Au loin, j'ai vu le fils spirituel de Christopher Colombo qui s'installait à côté d'une pauvre dame philippine ; ma main à couper que ce qu'il brandissait était une putain de bible et qu'il lui faisait un sermon ! Je décidais aussi sec d'en faire le premier martyr de la colonisation spatiale. Si possible, avant d'avoir dépassé l'orbite de la Lune.
Ylan, a dit læ grand dadais en me tendant latéralement une de ses grandes mains molles.
Je dus faire un effort pour lever la mienne. 1,5 g, c'est pas énorme mais quoi, on n'est que des civils sans entraînement, pas vrai ? Et perso, je n'ai jamais soulevé de truc plus lourd qu'un dico encyclopédique. Même que je m'étais démis une côte flottante, en le faisant.
Sophie, ai-je répondu après avoir vaguement songé puis renoncé à changer de nom. A quoi bon?
Je peux te poser une question ? ai-je dit.
Je suis un mec, a dit Ylan. Mais j'aime être à l'aise dans mes fringues.
Et dans ta tête itou ?
C'est là qu'il a cligné de l'oeil et que j'ai tourné du mien.
Putain, c'est pas vrai ! Même pas 1,7 g ! Mon avenir à bord du Haniwa est assuré : en tant que ballast.

Quand j'ai repris ce qui me sert d'esprits, je n'étais déjà plus à bord du TOR-18 mais sur une civière, dans une infirmerie, dans un endroit aux angles courbes qui sentait le plastique, le métal et l'éther.
Renseignements pris, on était déjà à bord de la Station internationale. C'est ainsi que j'ai réussi à rater (sic !) l'approche du Haniwa. J'y ai été transbordée en tant que poids mort (avec quelques autres, je l'admets) directement de la Cabine à la Station.
D'un autre côté, qu'est-ce que j'ai raté, en fait ? Ce n'est qu'un tube. D'accord, un énOrme Tube. Mais à quoi bon décrire l'intérieur d'un tube ? Tous les êtres vivants ont un système digestif, non ? Eh bien, c'est pareil, en un million de fois plus grand. Vous n'avez regardé en vous-même. Il y a des bouts de nourriture qui poussent sur les parois, des courants liquides qui serpentent, des bestioles qui grouillent, se déplacent et laissent des déchets. Et provoquent sans doute des maladies. Bref, un intestin pas trop grêle (encore que je n'aie jamais su ce que signifiait ce mot).
Dès mon réveil, j'ai voulu retrouver Ylan mais la blouse blanche (avec un badge disant "Mathilda") qui gardait l'infirmerie n'a pas pu me renseigner ; elle était arrivée la veille avec TOR-17.
Je chercherai plus tard. Ou pas. Ça ne doit pas être difficile, de croiser quelqu'un qu'on connaît dans une ville de 10.000 habitants ? D'ici là, j'ai décidé de lui écrire ces pages de journal. Même s'il ne le sait pas.
Et maintenant, la question à cent piastres, comme disent les Québécois : quelle est ma place dans ce tuyau ? A qui dois-je la poser ? Qui est le ou la responsable de ce petit monde ? C'est qui le chef, ici ?
Ou faudra-t-il encore que je fasse tout moi-même ?

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