Je
ne vais pas m'éterniser sur la description du trajet par l'Ascenseur
spatial. Le plus important est que ses concepteurs ont réussi à
minimiser l'accélération, qui culmine à 1,8 g. Ce qui est une
bonne chose si on veut emporter des choses fragiles (du genre :
ordinateurs, bébés, cerveaux humains...) Par contre, c'est trop
pour les vases de cristal. Tant mieux, vu que ça m'agacerait de
faire partie d'un projet révolutionnaire dont la réussite dépend
d'un vase...
Il
y a une autre raison à cette limitation de la vitesse. En théorie,
si rien ne freinait la cabine (un tore arrimé au câble par six
rails rigoureusement parallèles, disposés à 60° les uns des
autres) elle atteindrait la mirobolante vitesse de 48.000 km/h au
moment de sortir de l'atmosphère terrestre. Ce qui est, bien sûr,
le but recherché : échapper à la gravité. Le souci, c'est
qu'à partir de ce point, elle ne ferait qu'accélérer sans cesse
tant qu'elle ne rencontrerait pas d'obstacle. Ce qui implique que les
tireurs ont intérêt à sacrément bien viser ; la cabine n'est
en fait qu'une espèce de beignet dépourvu de la moindre capacité à
se diriger. Voilà pourquoi, au lieu de continuer sa course jusqu'au
bout du câble et de bénéficier de 100 % de l'effet catapulte,
ledit beignet se sépare en deux parties aux deux tiers du parcours;
la partie congrue (appelée le lest ; elle est censée être
vide au moment du largage, mais on raconte que certaines erreurs se
sont produites) va se perdre dans l'ionosphère où elle se
désintègre ; la partie habitée continue sa course vers sa
destination programmée. Si celle-ci a été bien estimée, bien sûr.
Pour
compenser la marge d'erreur, les Stations orbitales sont munies de
bras flexibles démesurés, capables d'aller "pêcher" les
cabines. J'ignore s'il y a eu des ratages depuis le début du
projet ; si c'est le cas, alors une boîte de conserve contenant
des échantillons d'humanité se balade quelque part dans le Système
solaire, et je préfère ne pas penser au temps qu'ils pourront y
survivre.
Parlons
plutôt technique : il a fallu attendre l'invention du frein à
matière noire pour construire le premier ascenseur spatial ;
ainsi que celle de l'accumulateur d'énerge cinétique, qui a permis
de rendre le projet rentable, donc faisable.
Bon.
Je gagne du temps. Ou j'en perds. Question de point de vue. Disons
que je cherche désormais à savoir à qui je vais adresser les mots
de ce journal jadis intime devenu de voyage. Et quel voyage ! Le
premier de son genre, et peut-être le dernier. Surtout si je porte
la poisse aux instruments de bord, comme je le fais généralement
avec tous les machins électroniques.
Tiens,
je parie que je ferai partie des premières victimes. Il y en aura
forcément, comme toujours lorsque des gens qui s'estiment supérieurs
à des inférieurs envoient ces derniers au casse-pipe (ça, c'est de
la logique rationnelle !). Du coup, ils découvriront mon
journal ensuite. Autant que je le leur adresse à eux, dans ce cas.
Ou alors à l'un de ceux que j'ai rencontrés à bord de la cabine
(sobrement baptisée TOR-18). Rencontrés est un bien grand mot ;
disons croisés.
D'abord,
il y a l'Anglais (ou l'Américain, je suis nulle en accents). Celui
qui a tenu à se présenter aux vingt-trois membres provisoires de
TOR-18, un par un, répétant à chaque fois : "Hi, my name
is Carl Gloubiyaourt ; I have a twin brother but he decided to
stay behind. I'd like you to call me Columbus II, if you don't mind."
J'ai
essayé de l'esquiver mais il m'a vu faire et m'a carrément foncé
dessus en arborant un sourire terrifiant. On ne peut pas éviter
quelqu'un dans un espace total de 123 m3 contenant 24
personnes. J'ai été stoïque, ai subi son laïus puis l'ai gratifié
de mon regard le plus noir, lâchant : "Aïe donte spique
angliche, beusteure" qui l'a laissé pour le moins perplexe.
Puis je suis allée me réfugier auprès d'un grand échalas plein de
cheveux, vêtu d'un sarouel mauve et d'un tee-shirt interactif
arborant à ce moment-là les paroles intégrales de La Vie en
Rose, et qui présentait l'avantage indéniable d'être déjà
passé devant l'exalté.
— Sauvez-moi
de ce pot de colle, ai-je marmonné en français, et je vous jure que
je me sacrifierai à votre place à la première occasion.
Ça
les a fait marrer, lui et ses dents pointues un peu jaunes.
—
D'acco-d'acc-d'oc. A une
condition : que ce soit réciproque.
J'ai
levé un sourcil, ce qui est ma manière d'éclater de rire avec
brio.
— Vous
vous rendez compte que si j'accepte, on se retrouve dans une
situation totalement absurde ?
— Ma chérie, a-t-il/elle répondu, sans paradoxe, la vie n'est qu'un
plat de nouilles mal cuites. Et quitte à crever, autant que ce soit
pour une absurdité plutôt que pour une ineptie.
De
deux choses l'une, ou cet individu me ressemblait profondément ou el
avait un sens inné de la psychologie humaine.
A
ce moment-là, la voix synthétique de l'Ascenseur spatial nous a
invités à nous asseoir et à la boucler, parce que nous allions
atteindre le seuil des 1,5 g.
L'échalas
et moi avons pris aussi sec deux places voisines, en ricanant. Au
loin, j'ai vu le fils spirituel de Christopher Colombo qui
s'installait à côté d'une pauvre dame philippine ; ma main à
couper que ce qu'il brandissait était une putain de bible et qu'il
lui faisait un sermon ! Je décidais aussi sec d'en faire le
premier martyr de la colonisation spatiale. Si possible, avant
d'avoir dépassé l'orbite de la Lune.
— Ylan,
a dit læ grand dadais en
me tendant latéralement une de ses grandes mains molles.
Je
dus faire un effort pour lever la mienne. 1,5 g, c'est pas
énorme mais quoi, on n'est que des civils sans entraînement, pas
vrai ? Et perso, je n'ai jamais soulevé de truc plus lourd
qu'un dico encyclopédique. Même que je m'étais démis une côte
flottante, en le faisant.
— Sophie,
ai-je répondu après avoir vaguement songé puis renoncé à changer
de nom. A quoi bon?
— Je
peux te poser une question ? ai-je dit.
— Je
suis un mec, a dit Ylan. Mais j'aime être à l'aise dans mes
fringues.
— Et
dans ta tête itou ?
C'est
là qu'il a cligné de l'oeil et que j'ai tourné du mien.
Putain,
c'est pas vrai ! Même pas 1,7 g ! Mon avenir à bord du Haniwa est assuré : en tant que ballast.
Quand
j'ai repris ce qui me sert d'esprits, je n'étais déjà plus à bord
du TOR-18 mais sur une civière, dans une infirmerie, dans un endroit
aux angles courbes qui sentait le plastique, le métal et l'éther.
Renseignements
pris, on était déjà à bord de la Station internationale. C'est
ainsi que j'ai réussi à rater (sic !) l'approche du Haniwa.
J'y ai été transbordée en tant que poids mort (avec quelques
autres, je l'admets) directement de la Cabine à la Station.
D'un
autre côté, qu'est-ce que j'ai raté, en fait ? Ce n'est qu'un
tube. D'accord, un énOrme Tube. Mais à quoi bon décrire
l'intérieur d'un tube ? Tous les êtres vivants ont un système
digestif, non ? Eh bien, c'est pareil, en un million de fois
plus grand. Vous n'avez regardé en vous-même. Il y a des bouts de
nourriture qui poussent sur les parois, des courants liquides qui
serpentent, des bestioles qui grouillent, se déplacent et laissent
des déchets. Et provoquent sans doute des maladies. Bref, un
intestin pas trop grêle (encore que je n'aie jamais su ce que
signifiait ce mot).
Dès
mon réveil, j'ai voulu retrouver Ylan mais la blouse blanche
(avec un badge disant "Mathilda") qui gardait l'infirmerie n'a pas pu me renseigner ; elle était
arrivée la veille avec TOR-17.
Je
chercherai plus tard. Ou pas. Ça ne doit
pas être difficile, de croiser quelqu'un qu'on connaît dans une
ville de 10.000 habitants ? D'ici là, j'ai décidé de lui
écrire ces pages de journal. Même s'il ne le sait pas.
Et
maintenant, la question à cent piastres, comme disent les
Québécois : quelle est ma place dans ce tuyau ? A qui
dois-je la poser ? Qui est le ou la responsable de ce petit
monde ? C'est qui le chef, ici ?
Ou
faudra-t-il encore que je fasse tout moi-même ?
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