mercredi 18 mars 2015

SQ 1.2

Quel foutoir.
Voilà les mots qui tournent en boucle dans ma tête, sans raison apparente. La pièce où je reste figée, verre à demi vide à la main, ne présente aucun désordre. La foule à l’intérieur est très tranquille pour une foule, personne n’ose vraiment bouger ; on regarde ses voisins à la dérobée pour vérifier – même ici – qu’aucun élément déplacé ne menace. Parfois des sourires prennent un envol timide d’un visage à l’autre, la bonne volonté erre comme un robot-ménager souffrant d’un faux contact. Presque pas de bruit, sauf de mastication vaguement honteuse. Le buffet est peu entouré, on a tendance à demander n’importe quel amuse-gueule aux andros de service avant de se carapater avec son butin, histoire de ne pas avoir l’air de profiter.

C’est peut-être la gaucherie ambiante qui me donne cette impression de n’importe quoi. Voilà une occasion mondaine assez délicate, puisque sont réunis ici des gens qui désertent la Terre et fuient son sort très probablement funeste… tout en devant se persuader qu’en fait ils œuvrent pour l’avenir de la planète, alors que cette expédition représente un colossal accaparement de ressources.
On se couvre la tête de cendres ou on fait péter les cotillons ?
Le résultat est une oscillation tempétueuse mais feutrée de l’ambiance entre soulagement abyssal, remords, désir d’établir le contact avec de futurs compagnons, crainte de partir du mauvais pied… Je lis peut-être trop dans les expressions fugitives qui traversent les visages. Je ne sais pas.
En tout cas, il est certain que le luxe des nourritures qu’on nous propose représente un faux pas. La plupart des voyageurs sont, comme moi, des hommes et femmes de science habitués à un régime austère sans excès afin de garder leur plus précieuse ressource, leur cerveau, en forme optimale, et accessoirement leurs finances en ordre de marche. Nous ne nous attendions pas à nous voir servir par des robots ronronnants des extravagances telles que ces toutes petites tomates, ces… fraises ou framboises (globes irréguliers rouges et sucrés) ou ces crevettes dont on a laissé les pattes pour bien marquer leur authenticité. Berk.
Et les boissons ! Mon voisin de minibus de tout à l’heure a affirmé qu’il s’agissait de véritables jus, qu’il se rappelait ce goût de son enfance. Un goût bien moins intéressant à mon avis que ce dont j’ai l’habitude – une âpreté bizarre –, mais ça a dû coûter bonbon. Heureusement qu’on nous a épargné l’alcool… ou malheureusement, peut-être aurions-nous besoin d’un bon coup de désinhibiteur ancestral. Enfin, inutile d’y penser. Dire que cette substance nous a accompagnés, soutenus et fait perdre pied depuis l’aube des temps ! En trois décennies, toute l’humanité l’a rejetée. Comme si nous la rendions responsable de tous les maux, comme si en exhibant notre sobriété nous nous rachetions. Les derniers ivrognes ont consommé les surplus et en sont morts, on a planté du maïs et des parkings sur les vignobles, et voilà, les drogues synthétiques ont occupé le vide. Curieux, tout de même, cette désaffection brutale. Les sociologues, nos nouveaux prêtres, avec l’hypocrisie melliflue des prêtres, ne se sont pas penchés sur la question ; cela m’intéresserait fort, dans ma partie.
Ah tiens, un peu d’animation au fond. Deux ou trois individus aux dos droits se détachent et entreprennent d’escalader une estrade que je n’avais pas remarquée. Une bonne femme se dirige vers les micros. Elle est vêtue d’un… uniforme, je pense. Bleu profond avec de petits ronds blancs disséminés : le ciel, les étoiles. Épaulettes dorées mais assez discrètes. La capitaine du vaisseau ? Elle aurait peut-être autre chose à faire, non ? Je suppose qu’il s’agit de la porte-parole.
Qui a conçu ce costume ? On pourrait peut-être éviter d’aller conquérir l’espace mené par des mirliflores à petits pois ! Je retiens un gloussement ; pendant ce temps, l’autre lance un : « Votre attention, s’il vous plaît » qui ravit tout le monde. Enfin un point de focalisation commun.
« Mesdames, messieurs, mes amis explorateurs !
» Alors nous l’avons abandonnée… »
Quoi ?
Ce n’est pas possible, elle n’a pas pu dire ça ! Je jette un coup d’œil à la dérobée autour de moi. Chacun écoute religieusement des propos qui correspondent à ce qu’on attend. Non, elle n’a pas dit ça. Je me concentre.
« … Nous ne voulons pas être du côté de la honte, mais du côté des forts et des dominateurs.
» Nous n’avons visiblement jamais pensé autrement. Nous ne savons pas comment nous y prendre autrement. Nous cherchons des motifs, aucun ne nous paraît satisfaisant.
» Nous nous souvenons de tout, avec une précision infernale… »
Je sens bien que quelque chose ne va pas dans ce discours, pourtant les auditeurs restent empreints de sérieux, traversés parfois à l’unisson d’une vague de détente, comme un gai friselis. Quelques-uns, dans leur concentration, approchent de la beauté.
Les nanites, sûrement. Qu’est-ce que j’ai foutu ?
Je tâte de la langue les faux aphtes où sont réparties les braves machinalcules encore vides de programmation. Tout paraît intact.
D’un autre côté, si je me mets à placer dans un gosier politiquement correct les mots que j’aurais envie de prononcer à sa place, puis-je me fier aux sensations de mes papilles ? Au bord de la panique, je convoque en hâte mes souvenirs récents pour vérifier leur cohérence.

Je suis partie ce matin un peu avant l’aube. Le rendez-vous de la navette avait lieu à la gare routière très tôt, je me suis offert le luxe de réserver un pousse-pousse. Avec moi, le sac réglementaire fourni d’un quart de mètre cube, seul bagage autorisé. Eh bien, mine de rien, c’est beaucoup ! Puisqu’il est entendu que les vêtements nous seront fournis, que nous sommes les nouveaux soldats pacifiques et égalitaires de l’humanité, porteurs de l’avenir loin des miasmes fanatiques du passé, pourquoi nous inciter à conserver des grigris matériels ? Cela n’a guère de sens… Moi, je ne voulais rien emporter, et puis je me suis dit que cela ferait bizarre ; j’ai acheté au hasard une babiole dans une boutique pas loin de la sandwicherie. Je m’en vais dans les étoiles avec quelques slips, des soustingues, et une boule à neige contenant un mini-globe terrestre muni de calottes polaires surdimensionnées.
Sans oublier mes nanites, plus, dans ma tablette, les fichiers cryptés de leur programmation.
J’ai failli pleurer dans l’entrée de l’immeuble. La peinture était d’un jaune de vieux beurre, sur laquelle se détachaient des boîtes aux lettres chocolat. Quelle absurdité, ces boîtes aux lettres devenues de simples réceptacles défoncés pour pamphlets apocalyptiques !
Le pousse-pousse était là.
« Y a pas de transport à cette heure, qu’il m’a dit, rechignant à aller dans le quartier que je lui indiquais.
C’est un véhicule privé. Allez, j’ai consulté la météo des prévisions d’agression ce jour, la gare routière est hors secteur déconseillé.
Ouais, ben moi aussi je l’ai consultée, et elle est à la limite, la gare ! Dix mille.
D’accord. »
Ça lui a cloué le bec, il comptait toucher quatre ou cinq mille je pense. Il a bandé ses mollets en grommelant, sans doute qu’il regrettait de ne pas avoir demandé plus. Encore un malcontent, quoi qu’il arrive.
Le ciel uniforme s’annonçait sans nuage, d’un beau gris perlé. L’ozone dominait dans la pollution du jour, comme prévu dans le bulletin. C’est le genre de détail qui me rassure, je vois que les institutions fonctionnent ; elles notent avec application la marche quotidienne du désastre.
Je regardais la pierre rongée, effritée des plus vieux immeubles, ceux en attente d’écroulement sur la tête de leurs squatters. Ils avaient une certaine dignité, ils ne sombreraient pas sans combattre l’entropie. Les tactiques différaient selon… quels critères, d’ailleurs ? La structure plus ou moins homogène, massive, ou au contraire modulaire ? Les matériaux ? Certains bâtiments, en tout cas, semblaient disposés à reculer pied à pied, abandonnant de-ci, de-là au trottoir avide des blocs isolés ou carrément des bouts de façade, tandis que d’autres tiendraient bon, sauvegardant les apparences jusqu’à l’effondrement spectaculaire. Je soupçonnais ces derniers – des vindicatifs sournois – d’attendre le passage inopiné d’un promoteur en reconnaissance pour l’engloutir.
Nous avons eu la surprise de tomber sur un barrage de l’armée à cinquante mètres de la destination. Après avoir montré mon sésame, j’ai terminé à pied, dûment escortée, tandis que mon pédaleur filait à toute vitesse. Le minibus attendait, moteur tournant pour assurer la clim. Empreinte carbone, nous voici ! À l’intérieur, un type m’a fait signe du fond, je me suis dirigée vers lui. Les genoux de ce géant barbu s’enfonçaient avec conviction dans le dossier de devant.
« Velkiss Kort, s’est-il présenté. Géologue. »
Quel pourrait bien être son emploi dans une arche interstellaire ? Je n’ai pas osé poser la question.
« Alice Turmann, biotechnologies. »
Les psychotropes sont mon jardin secret. Enchantée.
Apparemment, on n’attendait personne d’autre. Nous nous sommes dirigés vers l’autoroute altière et nous sommes engagés sur la bretelle en spirale autour d’un pilier colossal. On allait traverser le continent comme ça jusqu’au port spatial ? Pourquoi ne pas prendre l’avion ?
« Vous semblez étonnée, a remarqué mon voisin.
Eh bien, je n’ai jamais eu l’occasion…
Rien n’est trop beau pour HANIWA, vous voyez. Pour une fois que quelqu’un roule là-dessus ! Bon, je joue les blasés mais je suis intrigué moi aussi. Il paraît que c’est quelque chose, la vue depuis là-haut.
À mon avis, on verra surtout la brume de pollution.
C’est bien possible », a-t-il soupiré.

Je me réveille en sursaut. Il y a eu un bruit ?
La lumière est tamisée, ma position bizarre. Je suis sanglée, mais de part et d’autre de mon corps flottent des excroissances, comme des branches de coraux semi-rigides ondoyant vaguement. Des membres, plein ! C’est alors, dans une espèce d’urgence poisseuse, que je reconnais ces pieds et ces mains, les miens et ceux de mes voisins. Nous sommes maintenus dans des sièges inclinés, en apesanteur.
C’est normal, une navette nous transporte vers L-3 et HANIWA. Nous en avons pour des semaines, de ces conditions de vie gênantes ; aucune intimité, un planning pour les rares douches autorisées. Des ionisateurs communs à disposition pour les lessives.
Je me rappelle à peu près notre embarquement après le discours fantasmatique de l’attachée du vaisseau « Je suis votre intermédiaire avec l’équipage, n’hésitez pas à faire appel à moi ». Son nom m’échappe, ça va revenir.
On nous a drogués, peut-être « tranquillisés » pour assurer un départ sans heurt. Je ne vois pas d’autre explication. Ils y vont fort dans le contrôle social ! Dois-je supposer que les couloirs du vaisseau seront en permanence saturés de vapeurs psychotropes ?
Je n’ai aucun souvenir d’avoir été fouillée encore après le passage en salle d’embarquement, mais… non, mes aphtes sont bien là. Je devrais me rendormir, pas grand-chose d’autre à faire. Sur le vaisseau j’attendrai encore avant le grand départ, au moins aurai-je ma cabine individuelle.

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