Quel
foutoir.
Voilà
les mots qui tournent en boucle dans ma tête, sans raison apparente.
La pièce où je reste figée, verre à demi vide à la main, ne
présente aucun désordre. La foule à l’intérieur est très
tranquille pour une foule, personne n’ose vraiment bouger ; on
regarde ses voisins à la dérobée pour vérifier – même ici –
qu’aucun élément déplacé ne menace. Parfois des sourires
prennent un envol timide d’un visage à l’autre, la bonne volonté
erre comme un robot-ménager souffrant d’un faux contact. Presque
pas de bruit, sauf de mastication vaguement honteuse. Le buffet est
peu entouré, on a tendance à demander n’importe quel amuse-gueule
aux andros de service avant de se carapater avec son butin, histoire
de ne pas avoir l’air de profiter.
C’est
peut-être la gaucherie ambiante qui me donne cette impression de
n’importe quoi. Voilà une occasion mondaine assez délicate,
puisque sont réunis ici des gens qui désertent la Terre et fuient
son sort très probablement funeste… tout en devant se persuader
qu’en fait ils œuvrent pour l’avenir de la planète, alors que
cette expédition représente un colossal accaparement de ressources.
On
se couvre la tête de cendres ou on fait péter les cotillons ?
Le
résultat est une oscillation tempétueuse mais feutrée de
l’ambiance entre soulagement abyssal, remords, désir d’établir
le contact avec de futurs compagnons, crainte de partir du mauvais
pied… Je lis peut-être trop dans les expressions fugitives qui
traversent les visages. Je ne sais pas.
En
tout cas, il est certain que le luxe des nourritures qu’on nous
propose représente un faux pas. La plupart des voyageurs sont, comme
moi, des hommes et femmes de science habitués à un régime austère
sans excès afin de garder leur plus précieuse ressource, leur
cerveau, en forme optimale, et accessoirement leurs finances en ordre
de marche. Nous ne nous attendions pas à nous voir servir par des
robots ronronnants des extravagances telles que ces toutes petites
tomates, ces… fraises ou framboises (globes irréguliers rouges et
sucrés) ou ces crevettes dont on a laissé les pattes pour bien
marquer leur authenticité. Berk.
Et
les boissons ! Mon voisin de minibus de tout à l’heure a
affirmé qu’il s’agissait de véritables jus, qu’il se
rappelait ce goût de son enfance. Un goût bien moins intéressant à
mon avis que ce dont j’ai l’habitude – une âpreté bizarre –,
mais ça a dû coûter bonbon. Heureusement qu’on nous a épargné
l’alcool… ou malheureusement, peut-être aurions-nous besoin d’un
bon coup de désinhibiteur ancestral. Enfin, inutile d’y penser.
Dire que cette substance nous a accompagnés, soutenus et fait perdre
pied depuis l’aube des temps ! En trois décennies, toute
l’humanité l’a rejetée. Comme si nous la rendions responsable
de tous les maux, comme si en exhibant notre sobriété nous nous
rachetions. Les derniers ivrognes ont consommé les surplus et en
sont morts, on a planté du maïs et des parkings sur les vignobles,
et voilà, les drogues synthétiques ont occupé le vide. Curieux,
tout de même, cette désaffection brutale. Les sociologues, nos
nouveaux prêtres, avec l’hypocrisie melliflue des prêtres, ne se
sont pas penchés sur la question ; cela m’intéresserait
fort, dans ma partie.
Ah
tiens, un peu d’animation au fond. Deux ou trois individus aux dos
droits se détachent et entreprennent d’escalader une estrade que
je n’avais pas remarquée. Une bonne femme se dirige vers les
micros. Elle est vêtue d’un… uniforme, je pense. Bleu profond
avec de petits ronds blancs disséminés : le ciel, les étoiles.
Épaulettes dorées mais assez discrètes. La capitaine du vaisseau ?
Elle aurait peut-être autre chose à faire, non ? Je suppose
qu’il s’agit de la porte-parole.
Qui
a conçu ce costume ? On pourrait peut-être éviter d’aller
conquérir l’espace mené par des mirliflores à petits pois !
Je retiens un gloussement ; pendant ce temps, l’autre lance
un : « Votre attention, s’il vous plaît » qui
ravit tout le monde. Enfin un point de focalisation commun.
« Mesdames,
messieurs, mes amis explorateurs !
»
Alors nous l’avons abandonnée… »
Quoi ?
Ce
n’est pas possible, elle n’a pas pu dire ça ! Je jette un
coup d’œil à la dérobée autour de moi. Chacun écoute
religieusement des propos qui correspondent à ce qu’on attend.
Non, elle n’a pas dit ça. Je me concentre.
« …
Nous ne voulons pas être du côté de la honte, mais du côté des
forts et des dominateurs.
»
Nous n’avons visiblement jamais pensé autrement. Nous ne savons
pas comment nous y prendre autrement. Nous cherchons des motifs,
aucun ne nous paraît satisfaisant.
»
Nous nous souvenons de tout, avec une précision infernale… »
Je
sens bien que quelque chose ne va pas dans ce discours, pourtant les
auditeurs restent empreints de sérieux, traversés parfois à
l’unisson d’une vague de détente, comme un gai friselis.
Quelques-uns, dans leur concentration, approchent de la beauté.
Les
nanites, sûrement. Qu’est-ce que j’ai foutu ?
Je
tâte de la langue les faux aphtes où sont réparties les braves
machinalcules encore vides de programmation. Tout paraît intact.
D’un
autre côté, si je me mets à placer dans un gosier politiquement
correct les mots que j’aurais envie de prononcer à sa place,
puis-je me fier aux sensations de mes papilles ? Au bord de la
panique, je convoque en hâte mes souvenirs récents pour vérifier
leur cohérence.
Je
suis partie ce matin un peu avant l’aube. Le rendez-vous de la
navette avait lieu à la gare routière très tôt, je me suis offert
le luxe de réserver un pousse-pousse. Avec moi, le sac réglementaire
fourni d’un quart de mètre cube, seul bagage autorisé. Eh bien,
mine de rien, c’est beaucoup ! Puisqu’il est entendu que les
vêtements nous seront fournis, que nous sommes les nouveaux soldats
pacifiques et égalitaires de l’humanité, porteurs de l’avenir
loin des miasmes fanatiques du passé, pourquoi nous inciter à
conserver des grigris matériels ? Cela n’a guère de sens…
Moi, je ne voulais rien emporter, et puis je me suis dit que cela
ferait bizarre ; j’ai acheté au hasard une babiole dans une
boutique pas loin de la sandwicherie. Je m’en vais dans les étoiles
avec quelques slips, des soustingues, et une boule à neige contenant
un mini-globe terrestre muni de calottes polaires surdimensionnées.
Sans
oublier mes nanites, plus, dans ma tablette, les fichiers cryptés de
leur programmation.
J’ai
failli pleurer dans l’entrée de l’immeuble. La peinture était
d’un jaune de vieux beurre, sur laquelle se détachaient des boîtes
aux lettres chocolat. Quelle absurdité, ces boîtes aux lettres
devenues de simples réceptacles défoncés pour pamphlets
apocalyptiques !
Le
pousse-pousse était là.
« Y
a pas de transport à cette heure, qu’il m’a dit, rechignant à
aller dans le quartier que je lui indiquais.
— C’est
un véhicule privé. Allez, j’ai consulté la météo des
prévisions d’agression ce jour, la gare routière est hors secteur
déconseillé.
— Ouais,
ben moi aussi je l’ai consultée, et elle est à la limite, la
gare ! Dix mille.
— D’accord. »
Ça
lui a cloué le bec, il comptait toucher quatre ou cinq mille je
pense. Il a bandé ses mollets en grommelant, sans doute qu’il
regrettait de ne pas avoir demandé plus. Encore un malcontent, quoi
qu’il arrive.
Le
ciel uniforme s’annonçait sans nuage, d’un beau gris perlé.
L’ozone dominait dans la pollution du jour, comme prévu dans le
bulletin. C’est le genre de détail qui me rassure, je vois que les
institutions fonctionnent ; elles notent avec application la
marche quotidienne du désastre.
Je
regardais la pierre rongée, effritée des plus vieux immeubles, ceux
en attente d’écroulement sur la tête de leurs squatters. Ils
avaient une certaine dignité, ils ne sombreraient pas sans combattre
l’entropie. Les tactiques différaient selon… quels critères,
d’ailleurs ? La structure plus ou moins homogène, massive, ou
au contraire modulaire ? Les matériaux ? Certains
bâtiments, en tout cas, semblaient disposés à reculer pied à
pied, abandonnant de-ci, de-là au trottoir avide des blocs isolés
ou carrément des bouts de façade, tandis que d’autres tiendraient
bon, sauvegardant les apparences jusqu’à l’effondrement
spectaculaire. Je soupçonnais ces derniers – des vindicatifs
sournois – d’attendre le passage inopiné d’un promoteur en
reconnaissance pour l’engloutir.
Nous
avons eu la surprise de tomber sur un barrage de l’armée à
cinquante mètres de la destination. Après avoir montré mon sésame,
j’ai terminé à pied, dûment escortée, tandis que mon pédaleur
filait à toute vitesse. Le minibus attendait, moteur tournant pour
assurer la clim. Empreinte carbone, nous voici ! À l’intérieur,
un type m’a fait signe du fond, je me suis dirigée vers lui. Les
genoux de ce géant barbu s’enfonçaient avec conviction dans le
dossier de devant.
« Velkiss
Kort, s’est-il présenté. Géologue. »
Quel
pourrait bien être son emploi dans une arche interstellaire ?
Je n’ai pas osé poser la question.
« Alice
Turmann, biotechnologies. »
Les
psychotropes sont mon jardin secret. Enchantée.
Apparemment,
on n’attendait personne d’autre. Nous nous sommes dirigés vers
l’autoroute altière et nous sommes engagés sur la bretelle en
spirale autour d’un pilier colossal. On allait traverser le
continent comme ça jusqu’au port spatial ? Pourquoi ne pas
prendre l’avion ?
« Vous
semblez étonnée, a remarqué mon voisin.
— Eh
bien, je n’ai jamais eu l’occasion…
— Rien
n’est trop beau pour HANIWA, vous voyez. Pour une fois que
quelqu’un roule là-dessus ! Bon, je joue les blasés mais je
suis intrigué moi aussi. Il paraît que c’est quelque chose, la
vue depuis là-haut.
— À
mon avis, on verra surtout la brume de pollution.
— C’est
bien possible », a-t-il soupiré.
Je
me réveille en sursaut. Il y a eu un bruit ?
La
lumière est tamisée, ma position bizarre. Je suis sanglée, mais de
part et d’autre de mon corps flottent des excroissances, comme des
branches de coraux semi-rigides ondoyant vaguement. Des membres,
plein ! C’est alors, dans une espèce d’urgence poisseuse,
que je reconnais ces pieds et ces mains, les miens et ceux de mes
voisins. Nous sommes maintenus dans des sièges inclinés, en
apesanteur.
C’est
normal, une navette nous transporte vers L-3 et HANIWA. Nous en avons
pour des semaines, de ces conditions de vie gênantes ; aucune
intimité, un planning pour les rares douches autorisées. Des
ionisateurs communs à disposition pour les lessives.
Je
me rappelle à peu près notre embarquement après le discours
fantasmatique de l’attachée du vaisseau « Je suis votre
intermédiaire avec l’équipage, n’hésitez pas à faire appel à
moi ». Son nom m’échappe, ça va revenir.
On
nous a drogués, peut-être « tranquillisés » pour
assurer un départ sans heurt. Je ne vois pas d’autre explication.
Ils y vont fort dans le contrôle social ! Dois-je supposer que
les couloirs du vaisseau seront en permanence saturés de vapeurs
psychotropes ?
Je
n’ai aucun souvenir d’avoir été fouillée encore après le
passage en salle d’embarquement, mais… non, mes aphtes sont bien
là. Je devrais me rendormir, pas grand-chose d’autre à faire. Sur
le vaisseau j’attendrai encore avant le grand départ, au moins
aurai-je ma cabine individuelle.
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