Durant
les deux mois qui ont suivi, je me suis efforcé au mieux d'oublier
cette lettre pathétique de candidature au Projet. J'ai évité
Lucas, auprès de qui je l'avais écrite lors d'un épisode
post-coïtum particulièrement désastreux. Je me sentais ridicule et
souvent nauséeux, vaguement malade. Je me suis replié et suis passé
en mode low-data. Le monde autour de notre petite bulle suisse
poursuivait sa route chaotique. Parfois, lorsque je passais par
hasard sur le réseau en faisant une recherche, je me laissais happer
quelques minutes par le flot des infos énumérant les crises
successives et rapprochées que traversaient les gouvernements
engagés dans le Projet. Ma gorge se serrait soudain, me remémorant
cette foutue lettre et la fissure qu'elle avait ouverte dans ma
sidération.
Et
puis merde, il fallait bien que j'essaye.
Jour
après jour je tâchais me convaincre que je ne serais pas pris à
bord.
Puis
un matin, l'home - toujours en low-data - a tinté trois fois
pour me signaler un message prioritaire tandis que le logo argent sur
gris d'Haniwa apparaissait sur le mur. Je ne me souviens plus des
termes exacts employés alors par mon web-assist pour me l'annoncer :
je partais. J'étais choisi, sélectionné, enregistré, pris,
accepté, homologué... je partais. J'allais quitter la Terre avec
9.999 inconnus, et ce pour toujours.
Je
m'assis au bord du lit et me demandai : et maintenant ?
Des
flots de datas poursuivaient leur défilement sur le mur en face de
moi : une semaine pour "gérer vos affaires courantes".
Pour ma part, une heure suffirait probablement.
Au
vu de la tension engendrée par le Projet, j'étais, nous étions
tous, placés sous la surveillance du Project Center du Haniwa. Rien
ne pourrait jamais empêcher l'un d'entre nous d'évoquer sa
sélection, nous les "élus", les "déserteurs",
les "lâches infidéles", les "traîtres à
l'humanité", entre autres termes piochés sur le réseau. Mais
le PC d'Haniwa se réservait le droit de nier, puis de désavouer et
de remplacer celui ou celle qui n'aurait pu s'empêcher d'annoncer
son départ. Remplacement de fait puisque l'indiscret ne risquait pas
de survivre plus de quelques heures à son aveu, au vu de ce qui se
déchaînait sur le réseau concernant le Projet.
Une
semaine sous surveillance... heureusement, j'avais eu beau me
persuader de mon échec, une part de moi avait assez cru à mon
recrutement pour commencer les retranscriptions des brins d'ARN sur
les fractales. Il ne me restait plus qu'à finaliser, puis replier le
tout sur la biopuce nano et choisir enfin le pli dermique dans lequel
la nicher.
Et
pour le reste ? Qu'est ce qu'on emmène avec soi pour un voyage sans
retour ? Toujours assis sur mon lit, j'envisageai la pièce unique
qui me tenait lieu de terrier depuis quelques années. Les meubles
dupliqués-recyclables, les tentures et coussins de polymères
photoniques, les murs écrans, rien ne m'appartenait ni ne me
manquerait.
Les
quelques objets que j'avais récupérés chez mes parents, le vieux
téléscope de mon père, la pointe de flèche magdalénienne,
héritage de mon arrière grand-mère maternelle, quelques bijoux de
ma mère, la guitare à laquelle je ne touchais plus depuis des
années, tout ce bric à brac archéologique témoin de mes pertes,
devenait soudain tout à la fois totalement superflu et absolument
indispensable.
Trente
kilos et un demi-mètre cube, les limites imposées par le transfert
jusqu'au vaisseau, réglaient le sort du téléscope et de la
guitare, le reste, photos, livres et sons favoris, mémoires de
recherches, lettres d'amour et de ruptures, tout tenait sur mon
nano-patch, tout comme les vidéos de mes parents ; les
dernières dataient de quelques jours à peine avant le déferlement
de l'E-pidémie, dans sa version neuraminidase, qui avait soulagé le
continent européen d'un vingtième de sa population de plus de
cinquante ans, dont mes deux parents, l'un après l'autre en moins de
quinze jours.
Quoi
d'autre, alors ? Pouvait-on emmener l'arbre du square et le chat du
voisin ? Le Projet prévoyait bien sûr des plantes et des animaux au
sein de l'arche énorme, mais qu'en serait-il des cigales, des
hirondelles, du bourdonnement des abeilles, des chansons du vent ?
Allaient-ils nous les imposer en audios TM, comme c'était
déjà le cas dans certains quartiers de certaines mégalopoles ? Ou
se contenteraient-ils de nous proposer des simulis d'espèces et de
temps révolus ?
Et
d'ailleurs qui seraient "ils" ? Très peu de choses avait
fuité des modalités d'organisations humaines prévus par les
grosses têtes du Projet. Avec quelle sauce gouvernementale serait-on
liés ? Certaines rumeurs évoquaient une mise en application des
équations de Linzmann-Da santos sur les matrices non-linéaires
d'organisation des systèmes complexes ; d'autres penchaient
plutôt pour une hiérarchie pyramidale à partir du poste de
commandement du vaisseau, bref une bonne vieille dictature militaire.
Quelques illuminés étaient même allés jusqu'à exhumer la vieille
soupe tièdasse de la démocratie participative. Une chose était
sure dès à présent : une grande partie des chercheurs et
ingénieurs du programme avait déjà embarqué ; pour la
plupart, il était d'ailleurs plus juste de dire qu'ils étaient la
première génération du Haniwa, puisque qu'ils vivaient depuis
presque trente ans maintenant sur les chantiers dispersés entre les
stations orbitales et la base lunaire. Avec l'équipage, ils
formaient d'ores et déjà une classe à part du reste des colons.
Je
me secouai puis me dirigeai vers mon vestaire, l'ouvris et fouillai
dedans. Des tenues nous seraient fournies par les duplicateurs du
bord ; la question de savoir "quels types de tenue ?"
me renvoyant aux interrogations précédentes sur la politique
choisie à bord, je préférai me projeter au moment du départ.
D'après
ce qui continuait de s'afficher sur le mur, le départ serait tenu
secret jusqu'aux Stations EU-One, GAFA.12, No/SoPac et Beijing
System, après quoi nous seraient offertes quelques "cérémonies".
Brèves, les cérémonies, ça allait de soi, tant il y avait à
parier que ce dernier et gigantesque effort - transférer en
orbite plus de huit mille personnes en évitant les pannes, les
attentats et les émeutes – liquiderait inéluctablement les
dernières bribes d'espaces raisonnablement viables de ce pauvre
monde.
Debout
devant mon dressing, je ne parvenais pas à me défaire de cette
question fondamentale : "Quelle est la tenue convenable pour une
extinction ?"
Présenterai-je
mes adieux au monde de mes ancêtres en tenue d'Ylan, jeune chercheur
absorbé et sérieux, avec juste ce qu'il fallait d'autistique pour
s'attirer les moues complices et les sourires hésitants ? Je poussai
les vestes et les pantalons de tissus-teck, aux coloris neutres et
aux propriétés les plus diverses, pour atteindre l'autre partie de
mon dressing, où s'étalaient les ors et les noirs profonds, les
rouges flamboyants, les bleus cobalts et les verts scarabées de mon
moi nocturne, les peaux lumineuses et sensuelles d'Ylan-Ahh, reine
des nuits de Genève et pilier de Mama d'Alma, "Dernier Bistrot
Avant la Fin du Monde", tel qu'holographié sur la vieille
façade. Je jouais quelques instants avec la vision de mon moi-diva
émergeant gracieusement du sas en fourreau lamé noir et gants
rouge... perruque brune au carré ou blonde à boucles ? Le doux
bourdonnement des Web-drones autour de moi, les murmures des
journalistes IRL, les regards admiratifs des autres colons et de
l'équipage, je me laissais aller quelques instants à cette
divagation, une défense à ma hauteur, face à l'angoisse du départ.
Je
piochai et ramenai vers le lit mon seul et unique trésor, cette
paire d'escarpins vertigineux, rouge sang, cousus main avec du cuir
d'animal, une folie arrachée aux enchères et qui m'avait coûté
presque trois années d'économies et une bonne partie de ma prime
bisannuelle. Après tout, il fallait bien y mettre quelque chose,
dans ce demi-mètre cube !
Alors
va pour les escarpins rouges, la pointe de flèche, les bijoux
d'argent dans leur coffret en "merisier authentifié", un
carton de souvenirs divers, capsules, sous-bocs vintage, une fleur et
une abeille sous blocs de résine, un sachet de sable de mes vacances
d'enfant au bord de l'Atlantique, sur les dernières plages,
disparues depuis, quelques très vieilles photos de famille, une
petite dizaine de flacons d'essences naturelles achetées à prix
d'or lors d'une rando dans les réserves, des bracelets ID de fêtes
mémorables et la petite reproduction de Vénus calypige que m'avait
offerte ma tante Alaïa après m'avoir surpris en plein essayage des
tailleurs de ma mère, dans notre vieille maison des environs de
Frankfurt.
Le
cube de transport adapté que me dupliqua l'home pour emballer
le tout ne devait pas faire plus d'un seizième de mètre cube. Je
jetai quelques tenues stand-wear confortables pour le voyage dans un
sac, dupliquai mon nano-patch et planquai les copies dans mes
affaires.
En
tant que résidant du MittleEuropa, mon transfert était prévu par
l'Ascenseur Spatial, le seul dont la construction avait pu être
achevée, ancré au milieu d'une ancienne région de France. Il était
proposé à ceux d'entre nous qui le souhaitaient d'être hebergés
dès demain et jusqu'au transfert, dans l'un des hôtels du
Rez-de-Chaussée, aux frais du Projet. La proposition laissait
entendre que le PC d'Haniwa nous souhaitait à l'abri et au secret le
plus rapidement possible. La situation devait être encore plus
explosive que le réseau ne le laissait entendre.
La
zone d'accés à l'ascenseur, le Rez-de-Chaussée, avait été fermée
au public après la dernière tentative d'attentat qui avait rayé de
la carte un bourg de la région d'amarrage, en parvenant à faire
décrocher la Cage, heureusement avant le premier Palier, ce qui
avait limité les pertes à moins de six cent personnes environ, la
plupart habitants des Zones Agricoles, techniciens de l'Ascenseur et
les quelques deux cent passagers. Après
le choc - relatif en ces temps choqués - de l'attentat, le
réseau s'était empressé de charrier des rumeurs de complot ourdi
par le Projet Haniwa, ce "vampire de l'humanité", pour se
réserver l'usage de l'Ascenseur... Tout ce beau monde, derrière
leurs web-assists et leurs avatars, oubliaient que l'ascenseur
n'avait été conçu que pour et par le Projet. Pour quoi d'autre
sinon ? Emmener certains représentants des 1 % faire un tour en
orbite ? Amener à moindres frais fournitures et personnels aux
Stations ? Certes, et cela faisait partie des arguments qui avaient
aussi présidé à sa construction, mais tous savaient maintenant que
les niches où se terraient les populations fortunées de la terre ne
tarderaient pas à être englouties par le néant à leur tour, et
personne n'imaginait plus que les Stations puissent survivre bien
longtemps à l'effondrement du monde d'en bas.
L'Ascenseur
et les navettes seraient sécurisés au mieux jusqu'aux derniers
départs, puis leurs responsabilités seraient transférées aux
quelques gouvernements terrestres qui pouvaient encore l'assumer...
et après nous, le déluge.
Je
décidai de partir tout de suite pour le labo. Avec les médi-patchs
appropriés j'arriverais probablement à compiler mes dernières
fractales en une vingtaine d'heures de travail. Je demandai à mon
W-ass de me mettre en lien avec le Projet et enregistrai mon départ
pour le lendemain.
Sur
quoi, il ne me restait plus grand chose à faire ; j'effaçai au
mieux de mon réseau toutes traces de la connexion puis sortis de
chez moi presque en courant, pressé de finir la tâche que je
m'étais assigné, pressé de partir, oui, ne plus penser, ne pas
invoquer le sourire de Lucas, l'épaule compatissante de Rabbah, les
blagues moisies de Ziggy, nos lumineux week-ends dans les réserves
des montagnes suisses artificiellement préservées des Désastres,
nos soirées toujours plus folles dans les rues, les appartements de
l'élite et les boîtes de Genève, toutes ces heures arrachées au
gouffre avec la fausse insouciance de ceux qui se savent privilégiés
et en sursis.
D'autres
images s'imposèrent, le jardin de la maison de Frankfurt et les
bonds de mon chien lors des premières neiges, le rire de ma mère
devant la fenêtre, son appel au repas sur deux notes claires
"Y-Lan"... et les nuits étoilées de mon père, et la lune
enfin. Dans cette disposition d'esprit, c'est tout juste si je savais
où j'allais. Je me repris au coin de la rue et m'engageai sur le
glisseur en direction du quartier protégé des Entreprises.
Le
lendemain, après des heures confuses passées à finaliser ma
contribution personnelle au Projet, je me retrouvai à la porte de
mon studio, mes quelques affaires à mes pieds. J'étais parvenu à
éviter tout le monde au labo, hormis Lucas, que j'avais cueilli à
la sortie de son bureau par une longue et savoureuse étreinte, le
nez dans son cou, puis planté là au milieu de la troupe murmurante
de ses collègues. Il tenterait probablement de me joindre, mais
j'avais connecté mon réseau aux Web-assists du PC Haniwa qui se
chargeraient de maintenir ma présence virtuelle "à domicile
mais indisponible" avec des excuses choisies selon mon profil et
ma voix synthétisée. Cela permettrait à Lucas de m'oublier ce soir
et les soirs suivants. Quand il se souviendrait à nouveau de moi, à
l'approche du week-end, il serait trop tard.
J'avais
enregistré quelques messages qui seraient transférés après notre
départ. Tout au long de ces longues heures au labo, tous les mots
que je voulais adresser à toutes ces personnes avaient tourné en
arrière plan de ma concentration, comme un contre-point délirant à
la froideur des gestes et des calculs. Trop de mots, trop de gens.
Mon esprit harassé avait craché, une fois rentré, des messages
laconiques à quelques-uns de ceux que j'avais aimé, et proposé
quelques legs : ma guitare à Ziggy, bien sûr ; le téléscope
aux administrateurs de ma réserve de montagne favorite ; les
robes, leurs accessoires et les costumes de tek genevois à ceux ou
celles qui les voudraient, sauf le fourreau lamé noir que j'offrais
tout spécialement à Mama d'Alma (oui, il existe une Mama d'Alma
chez "Mama d'Alma", mais c'est une autre histoire, et il
est trop tard pour la raconter). Le dernier message avait été pour
ma tante. C'est elle qui m'avait poussé à poser ma candidature, je
savais à quel point elle avait toujours rêvé de partir, elle qui
m'avait fait connaître les meilleurs auteurs, les plus beaux récits
de voyage dans le temps et l'espace, et qui allait rester là.
J'avais
été incapable de me présenter à eux, de regarder la caméra
murale et de leur dire "au-revoir"... je m'étais lâchement
contenté de l'audio, en une seule prise, pour ne pas avoir à
m'entendre encore les abandonner si platement.
Je
sortis après un dernier coup d'oeil et refermai la porte sur ma vie
de terrien.
Devant
l'immeuble m'attendait, comme prévu, un city-truck EG aux couleurs
d'une compagnie de fret locale. J'entassai mes possessions dans le
coffre à moitié rempli et rejoignis dans la cabine un homme plus
âgé que moi, peut-être la quarantaine, grand, la peau cuivré et
des poches sous les yeux, accompagné d'une toute petite fille
maigrichonne perchée sur ses genoux, le teint plus foncé que
l'homme et des cheveux courts d'un blanc jaunâtre, comme les plumes
de certains oiseaux.
Tous
deux me fixaient sans un mot tandis que je m'installais. Il me tendit
une grande main carrée et un demi-sourire qui oublia ses yeux noirs
: "Bonjour ; Mo El Wahib, et ma fille Lianette". Sa
voix était grave, légérement voilée, sans d'autre accent que le
Mittle Europa standard. "Ylan Auch-Montéga. Vous... vous partez
? Aussi ?" bredouillai-je, lamentable. Je m'étais retenu
d'ajouter "Avec moi ?" Bien sur qu'ils partaient, des
milliers de personnes étaient en train de partir.
Le
truck s'était engagé sur sa bande et se dirigeait vers la sortie
nord-est de la ville, probablement vers l'aéroport. La petite fille
continuait de me dévisager, à moitié enfouie sous la veste de son
père. Gêné par son regard et l'irréalité du moment, je tentai de
reprendre la parole : "Je... Heu... C'est étrange comme
situation, non ? Je veux dire.. enfin..." Son sourire gagna
l'autre coin de sa bouche, mais toujours pas ses yeux. "Etrange,
oui, on peut dire ça". Il enchaîna brutalement : "Au cas
où vous vous questionneriez quant à ma participation au Projet : je
suis vétérinaire et éthologue; je dirige... j'ai dirigé à
Londres un labo qui a publié quelques travaux de recherche sur
l'adaptation animale en milieu hostile. Ma fille... les descendants
de moins de vingt ans sont admis sur le vaisseau, selon le quota
mondial de deux enfants par personne maximum, bien sur. Ma femme..."
Il se tourna vers la vitre de la cabine puis reprit en me fixant de
nouveau. Le sourire semblait s'être réfugié derrière ses dents :
"Nous avons d'autres enfants. Quatre. Ma femme n'est pas
convaincue de la nécessité des restrictions pré-natales, pas plus
qu'elle ne croit d'ailleurs à la réalité du Projet. L'idée même
de l'espace est, pour elle et toute sa famille, une insulte à Dieu,
et le Projet, un leurre de plus des Nations Infidèles pour tenter
d'asservir et d'affamer le Seul Vrai Peuple. Par chance, elle accepte
encore les progrès médicaux de ces Nations Infidèles et les
devises qui permettent d'en profiter. Je suis venu en Suisse faire
soigner Lianette. Une maladie orpheline, très rare. Nous partons
tous les deux".
Après
ça, je tentai vainement d'écraser le silence en me présentant à
mon tour, monologuant quelques minutes sur mes recherches, les
raisons de ma candidature, mes questions au sujet du vaisseau... mais
malgré - ou à cause - de ça, cette présentation fut la
seule contribution de Mo à la conversation. Il se pencha sur son
enfant et se mit à chantonner doucement, tandis que les premiers
kilomètres d'enceinte de l'aéroport défilaient derrière les
vitres blindées du truck.
Ensuite,
il y eut l'embarquement à bord d'un gros SLAS de l'Armée Unifiée,
dans un coin isolé des pistes, après le passage obligatoire sous
les scanns et les portiques d'identifications croisées. Nous avons
rejoint quelques personnes et avons attendu. Personne ne se parlait,
Mo et sa fille s'étaient placés loin de moi, dans leur bulle
chantonnante, les autres semblaient tout aussi seuls que je l'étais,
chacun d'entre nous replié sur sa ligne d'existence. D'autres ont
embarqué à leur tour et nous étions une trentaine environ lorsque
l'appareil a décollé silencieusement. Je me demandais combien de
colons partaient déjà, rejoignant discrètement les points de
transfert pour l'orbite, disséminés sur l'hémisphère nord.
Combien fuyaient leurs proches au plus vite comme Mo El Wahib, ou
partaient au plus tôt, comme je le faisais, n'ayant plus rien ni
personne pour les retenir.
J'ai
regardé un moment s'éloigner en dessous de moi le vieux canton de
ce vieux pays, j'ai vu le mur qui l'enserrait et la terre brulée du
no man's land comme la couronne d'une éclipse autour d'un soleil
vert ; j'ai fermé les yeux et me suis endormi.
Je
me suis reveillé au dessus de la Zone Agricole M-E Centre-Est, au
coeur de la Fédération Franco-Latine. Des hectares à perte de vue
de serres, d'éoliennes et de miradors, un océan de plastique blanc
quadrillé par le béton, une cartographie monochrome si délirante
que je préférai refermer les yeux. Trop de néant.
Un
changement dans la vibration du SLAS m'alerta, mais ce n'était que
le signe de notre arrivée en vue du Rez-de-Chaussée et de ses
installations ultra-protégées. Les drônes de l'A.U. nous
encerclèrent et l'appareil tomba rapidement jusqu'à la zone
d'atterrissage.
La
Zone d'Accueil grouillait de militaires, de personels teks de
l'Ascenseur et de bots de surveillance. Un autre groupe de... civils
? colons ? disparaissait sur le tapis menant aux hôtels, guidé par
quelques personnes en gris : les uniformes du Haniwa, enfin. Deux de
ces uniformes venaient justement à notre rencontre. Un homme, une
femme, comme de juste, aux traits calibrés et aux sourires hautement
qualifiés, accueillants et sereins comme des animateurs de
croisière, imperturbables dans cette ambiance de fin du monde.
Notre
groupe se laissa prendre en charge sans réagir ; non, nous
n'avions pas de question... Les chariots suivirent avec nos affaires,
les pros affairés s'écartaient de nous sans un regard.
Je
ne me souviens pas d'avoir choisi mon hôtel ; le tapis me
déposa devant un ascenseur et l'ascenseur sur un dernier tapis,
jusqu'à la chambre, luxueuse, presque une suite, donnant sur le parc
artificiel qui ceinturait le complexe avant le mur d'enceinte.
Le
premier départ était prévu pour le surlendemain, les trois cent
quatre-vingt-deux premiers enregistrés partiraient à ce moment,
s'ils le souhaitaient. J'avais des chances d'en être, à ce qu'il
m'avait semblé en traversant le Complexe pour gagner ma chambre.
J'avais croisé très peu de civils dans les couloirs de l'hôtel où
seuls traînaient les bots d'intendance et quelques agents et teks
toujours pressés.
J'ai
demandé au Guest'home de me connecter en open et me suis immergé
dans le réseau jusqu'à ce que je me rendorme face aux écrans, sans
manger, ni me déshabiller, mais après avoir descendu le quota
journalier du mini-bar, en liquide et en vapeur.
Le
lendemain passa à peu près de la même façon, jusqu'à ce que le
Guest interrompe une plongée IRL sur les méga-émeutes indiennes
pour m'annoncer que mon départ était confirmé pour demain quinze
heures. La voix (par défaut féminine-sexy) du Guest me précisa
que, pour des raisons de "maintenance et de sécurité",
l'Ascenseur avait été reconfiguré de façon à accueillir le
double de sa charge humaine habituelle. En conséquence de quoi, le
trajet de soixante-dix-huit heures s'effectuerait dans les cocons
d'accélération, pour toute sa durée, les salles de restaurant, de
repos et les cabines d'hygiène ayant été supprimées pour
l'occasion.
Bon,
d'accord, ce serait donc le cocon pendant plus de trois jours,
alimentation, divertissement, massages et hygiène incorporés, comme
sur les navettes, en plus long mais en moins flippant.
Je
n'avais soudain plus trop envie de rester plongé dans le réseau. Je
commandai un maillot et une serviette au Guest et chargeai le trajet
pour le complexe de loisir sur le bracelet ID de l'hôtel.
La
piscine était grande, se terminait par une baie donnant sur un étang
prolongé par une cascade, quelques arbres et arbustes, du gazon et
de la mousse, l'illusion était presque parfaite, jusqu'au son de
chute d'eau qui emplissait le silence. Deux adolecentes étaient
assises sur le bord, les jambes dans l'eau barbotantes, la tête de
l'une sur l'épaule de l'autre. A l'autre bout se tenait un couple
enlacé. Un homme maigre et grisonnant fendait le grand bassin dans
un crawl impecable. Mon regard fut accroché par un reflet blanchâtre
et je repérai Mo et sa fille accompagnés d'une femme et de deux
autres enfants, dans le petit bassin. Il me regarda mais ne fit pas
un geste, sauf à compter comme tel son demi-sourire.
Je
me mis à l'eau et enchaînai les longueurs jusqu'à ce mon corps
m'arrête. D'autres m'avaient rejoint puis étaient repartis, le soir
tombait sur le décor. Je retournai à ma chambre effleurant l'idée
d'aller manger dans un des restaurants. Mais je n'imaginai pas passer
ma dernière soirée sur terre seul à une table, ou pire, dans un
bar, à tenter de parler de n'importe quoi à n'importe qui. Je me
résignai à préparer dès ce soir mon immersion en cocon, dans ma
chambre.
Avec
l'aide du petit chimiste caché dans le mini-bar, je parviendrais
peut-être à oublier que je venais de voir mes derniers arbres, même
clonés, mon dernier coucher de soleil, même masqué par les murs du
Complexe, que j'avais nagé pour la dernière fois, que j'allais
commander mon dernier repas sur Terre...
J'ai peur. Je voulais
rester avec Papa mais ils n'ont pas voulu. Il m'a accompagné
jusque-là où sont les petits mais après il m'a laissé. Je le vois
d'où je suis, il me fait avec les mains la chanson de la petite
souris, toute petite, toute petite; il fait le petit trou et aussi le
bateau et il chante les mots, je le vois. Il m'a laissé Doudoumou et
ma peluche Blast qu'il m'a acheté dans le très grand magasin quand
on est parti de la maison. Il a dit à la dame de me mettre Blast et
Eko III. J'aime pas ici.
Les autres ils pleurent,
même les grands, moi je pleure pas, papa me voit, mais j'ai peur. Le
garçon à côté, je le vois, il pleure. Papa a dit que j'allais
dormir, comme dans l'avion, mais c'est pas pareil, le siège il est
pas pareil et je peux pas être avec Papa.
Ca tremble maintenant en
dessous, comme quand Tiber met Samusique dans sa chambre et que Papa
crie pour qu'il baisse, mais en plus fort, et ça fait plus peur. Les
dames sont revenues et elles parlent aux autres petits devant, elles
nous ont donné à boire, moi j'ai choisi fraise, et j'ai regardé
Papa, il m'a fait coucou et dodo avec la main, mais moi je veux pas
faire dodo ici, j'ai peur. Y'a toujours Blast et Eko, c'est quand ils
vont sauver la petite fille mais ils sont tous drôles et ils ont une
drôle de voix et y'a deslumières qui bougent et......
J'ai peur. Il fait tout
noir, juste les petites lumières dessus partout, je vois presque
plus Papa, je l'ai appelé, la dame est venue, elle a dit qu'il
faisait dodo. Elle m'a redonné à boire et elle m'a remis un film,
celui de Motillus la Grosse Petite Puce. J'ai envie de faire pipi, la
dame elle a dit que je pouvais faire comme ça dans le cocon mais
c'est pas bien, je suis plus un bébé, je fais pas pip...
Papa est reveillé, il
m'a fait coucou, mais j'ai sommeil, je veux plus voir de film. Le
garçon à côté il regarde des choses sur l'écran mais c'est pas
un film, c'est bizarre, c'est comme les cartes du bureau de Papa,
mais ça brille. J'ai faim. Ca me gratte en bas, je trouve plus
Doudoumou. J'ai mal au bras. Je veux plus boire la fraise. Je veux
mon Papa.
Maintenant tout le monde
est reveillé mais on peut pas bouger, on doit rester bien sages,
bien assis dans les cocons. Les dames sont venues, elles ont dit
qu'on allait arriver bientôt, Papa me fait le signe "trop
forte" comme quand il me laisse à l'école.
J'ai encore sommeil. Je
veux voir Maman et Tiber et Dania. Et même Lorina même si elle me
cache Doudoumou et qu'elle dit "dégage, la môche" quand
je veux aller dans sa chambre. Je sais pas si on va les voir là où
on va, Papa il veut pas le dire, il fait sa drôle de tête. Je sais
pas où c'est le Grand Voyage, je veux plus y aller. Je veux ma
maman.
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