De
notre passage sur la station E.U.-One, il ne me reste que très peu
de souvenirs. Des scanns-pass, des holos, des flots de datas et de
teks, des militaires et des officiels officiants, et encore plus de
teks, de militaires et d'officiels, et encore plus d'uniformes
Haniwa, le tout tournoyant efficacement autour de notre troupe groggy
de civils (colons ? gens ? moutons ?). On nous a gentiment parqués
dans le sas d'accueil principal. Les images du monde défilaient sur
les murs; une armée hétéroclite s'enfonçait dans la Zone agricole
que nous venions de quitter, dévastant les serres en direction du
Rez-de-Chaussée. Il semblait évident, même vu d'orbite, que l'AU
ne se retenait plus ; la rumeur du départ était en train de
faire sauter les derniers verrous, les gouvernements continuaient de
nier mais la vieille couverture civilisationnelle craquait de toute
part. Le PC arriverait-il à nous faire tous partir ? A ce stade, je
réalisai à quel point c'était malin de leur part de nous montrer
ça maintenant, histoire que l'on se sente convenablement privilégiés
et reconnaissants.
Un
peu plus loin, Mo parlait à sa fille, les images baignaient son
visage de lueurs changeantes comme elles se reflétaient sur ses
joues humides. L'enfant le regardait fixement, buvant sans bouger
larmes et paroles. Devant moi, les deux ados que j'avais croisés à
la piscine se tenaient enlacées, les yeux fermés.
Une
immense fatigue me saisit par les pieds puis remonta le long de mes
jambes. Je repensai à mon délire d'Ylan-Ahh sortant du sas en lamé
noir ; avec un peu de chance l'explosion attendue du monde
précipiterait notre départ et nous épargnerait les cérémonies.
Après
deux ou trois discours, dont j'oubliai l'inanité avant même qu'ils
ne parviennent à mes oreilles, on nous dirigea un par un vers les
douches soniques. En sortant, je me retins d'aller vérifier le site
d'implantation de ma bio-puce, ce qui aurait singulièrement manqué
d'élégance. Ils nous distribuèrent des patchs vierges, qui
seraient chargés à bord des navettes, puis nous fûmes dirigés
vers les sas de transfert par les femmes et les hommes en gris du
Haniwa, toujours avec la même délicatesse, comme un pool
d'infirmiers en charge de malades au stade terminal. Avant de me
mettre à bêler, je réalisai soudain que ce dernier couloir allait
me conduire plus loin de la Terre que je ne l'avais jamais été.
Tout mon être se serra dans une contraction existentielle majeure et
je fus instantanement réduit à une boule de honte et de chagrin.
Les dernières images du monde que j'emporterais seraient celles des
émeutes et des carnages.
Je
me laissai glisser sur les genoux. Une main se crocha sur mon
épaule ; Mo s'accroupit à côté de moi, sa fille toujours
accrochée à son cou : "Ça
va aller, Ylan, ça va aller" ; la petite vint cueillir du
bout de ses doigts une larme que je n'avais pas senti couler :
"Faut pas pleurer", me dit-elle d'une toute petite voix
curieusement éraillée.
Les
navettes étaient celles du Vaisseau, rien à voir avec les épaves
qui transféraient les passagers depuis les bases de lancement au
sol. On retrouva les cocons ; devant chacun d'entre eux flottait
le logo d'Haniwa. Nos patchs se connectèrent aux systèmes
auxiliaires de la Navette tandis que nous nous écartions en douceur
de la Station. Une image prenait forme au sein de la brume
pixellisée. Le Vaisseau apparut enfin, invraisemblable insecte
mécanique épinglé sur le velours de l'espace, le chapelet de
cylindres enfilés comme des perles de carbone sur le moyeu central,
les panneaux déroulant autour leurs longues ellipses, le bouquet des
réacteurs auxiliaires enserrant la noirceur monumentale de
l'inverseur, les dentelles des grappes distales d'unités de com et
d'observation, et, pour apprécier l'énormité du truc, les
moucherons minuscules et scintillants qui vibrillonnaient tout
autour, dont certains étaient probablement des plate-formes de
maintenance trois ou quatre fois plus grosses que les navettes. Les
ados devant moi souriaient et s'échangeaient des commentaires à
voix basse. Le Vaisseau, dans sa révolution, exposa la partie
dépolarisée d'un des cylindres. Un "Oh !" collectif
pré-orgasmique s'échappa de notre groupe. La Terre s'oubliait déjà.
Là encore, comme sur la Station, c'était bien pensé : après
la barbarie à laquelle nous échappions, la pure magnificience de la
technologie, rutilante sur fond d'infini...
Nous
nous sommes rapprochés du Haniwa et le changement de perspective
organisa l'image en un plafond gigantesque, écrasant : le bord
du moyeu. L'entrée d'un dock finit par envahir le visuel, avant
d'être remplacé par le Logo ; nous étions arrivés.
Nous
nous sommes retrouvés, encadrés par l'équipage des navettes, sur
une très large plate-forme aux parois de laquelle défilaient
schémas et consignes. Mo me tournait le dos, sa fille me regardait
par-dessus son épaule, ses yeux de corbeau sous la tignasse de vieux
cygne. Elle chuchota : "Ils sentent pas, les gens gris".
J'accrochai le regard d'une des femmes du Haniwa qui fixait la petite
et me fit un sourire magnifique quand elle vit que je l'observai,
toujours le même putain de sourire. Merde, ça devrait être une
marque déposée.
La
plate-forme nous a déposé dans un hall gigantesque dont les baies
s'ouvraient sur l'immensité du premier cylindre, un paysage
étrangement nappé de brume d'ou émergeait ce qui me fit penser à
de très hauts derricks. Ils avaient installé un buffet dans un coin
de la salle où nous nous sommes regroupés silencieusement. Je me
suis approché d'une desserte, attiré par la silhouette d'une femme
attifée comme au siècle dernier, longues jambes maigres gainées
dans un jean orange sous une tunique à motif cachemire pourpre, une
horreur réconfortante comme un vieux pyjama. Elle dévisageait le
tableau de commandes d'une fontaine à vapeur, d'un air
délicieusement mélancolique et je pensai à ma tante ; elle
aurait pu être une de ses désuètes copines bavaroises. Je
l'entendis murmurer quelque chose finissant par "Merde" en
français et je m'approchai encore un peu : "Alors, qu'est ce
qu'ils proposent ?". Elle sursauta et se retourna brutalement.
"Pardon, je ne voulais pas", je commençai. "Non, ça
va, c'est juste que le français... j'ai plus l'habitude". Elle
pencha légérement sa tête sur le côté pour me regarder :
"Vous n'êtes pas français". Ce n'était pas une question.
"Non, ma mère seulement. Ylan Au..". Elle me coupa, :
"Laisse tomber le nom de famille, ça veut plus rien dire ici,
non ? Je m'appelle Sophie".
Je
me penchai à mon tour sur le tableau : que du très connu, presque
toute la gamme des stimulateurs endocrines, quelques souches de THC
Bio certifiées, les classiques inhibiteurs de recapture neurostim,
et une intéressante déclinaison de récepteurs endorphines
intracytes... Rien d'explosif, juste ce qui permettait de se sentir
confortablement tiède, clairvoyant et raisonnable. Je regardai sur
les tables : des jus de fruits, des fontaines de pseudo-café
no-cafeine, des carafes de ce cidre d'algue qui faisait fureur sur le
vieux continent, de l'eau. "Pas d'alcool, bien sûr, que des
inhibiteurs pour le peuple !" me chuchota ma voisine.
Une
femme en gris vint nous expliquer que toutes les denrées étaient
produites sur le Vaisseau, ils avaient même plus de deux cents
variétés de fruits en culture, que nous visiterions les fermes
quand tout le monde serait arrivé, qu'en attendant nous serions
logés provisoirement dans ce cylindre et que le commandant
s'adresserait à nous sous peu, avant que nous puissions aller nous
reposer dans nos quartiers.
J'écoutai
à moitié, envahi par une sensation désagréable ; je me
demandai si la femme qui s'adressait à nous était celle qui avait
fixé Lianette sur la plate-forme ascenseur. Je tentai de faire le
tour des membres de l'équipage qui croisaient dans le hall, des
grands, mais pas trop, des plus petits mais pas trop, des bruns, des
blonds, des Noirs et des Asiatiques, mais pas de mâchoires
rétrognathes ni de nez tordus, pas de gros ni de maigres, pas
d'épaules voutées ou de démarches bancales ; pas de vieux non
plus, juste un ou deux joliment grisonnants.
La
femme avait fini son discours, elle se tourna vers quelques uns de
ses collègues debout à l'orée de notre groupe. Quelque chose dans
son profil accrocha la lumière dans le mouvement. Dans ses yeux.
Comme si sa cornée avait capté un reflet. Je repensai aux mots de
la petite : "Ils sentent pas".
"Des
andros", laissai-je échapper au moment même au Sophie posait
sa main sur mon avant-bras, et serrait.
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