Neda,
ma très chère arrière arrière grand-mère italo-norvégienne,
je
ne t'ai jamais écrit. Mes parents estimeraient sans doute que je
devrais en avoir honte. Mais ils ont heureusement oublié de
m'inculquer cette émotion-là. A moins que je n'aie compris très
jeune que ce n'était qu'une saloperie créée par la Société. Une de
plus. Il faut dire que j'avais un modèle parfait duquel m'inspirer:
toi.
Cela
t'étonne? Après tout, nous ne nous sommes croisées qu'une
demi-douzaine de fois, avant que tu meures à l'âge ridicule de 109
ans. Moi, j'en avais 11, mais ta disparition est restée le pire
chagrin de toute mon existence. Ce qui, en passant, te donne une idée
de l'intensité de ma vie sentimentale. La douleur fut si intolérable
que j'ai préféré renié ta mort. Ton image et ta voix ont continué
à vivre dans ma tête. Pour te dire à quel point j'étais maligne,
j'ai bien pris soin de ne jamais en parler à quiconque. Même à
toi. Encore moins à mes parents. Pas folle, la guêpe!
C'est
dingue, tout ce que tu m'as appris, depuis que tu vis dans ma tête.
Tu as toujours été la meilleure des enseignantes. La seule que j'ai
eu envie d'écouter, la seule avec qui obéir ne s'apparentait pas à
de l'esclavage. Pas la peine de me faire remarquer qu'avec cette
histoire, je suis sans doute devenue schizophrène. Entre nous, je
m'en fous; être schizo dans un monde totalement psycho-pervers n'est
rien d'autre qu'un compliment infiniment délicieux.
A
49 ans, je suis donc toujours vivante et je n'ai jamais tué
personne. Vu l'ambiance qui règne, là-dehors dans ce monde qui
crève doucement (ou pas assez vite, selon le point de vue), c'est un
exploit qui à lui seul mériterait le prix Nobel de la Paix, si ce
truc existait encore. Remarque, je ne crois pas que je l'accepterais.
A moi la peur que mon nom côtoie ceux de ces salopards de Kissinger
et Friedman ou de ce crétin d'Eccles.
Je
gagne du temps, là. J'évite de te dire pourquoi je t'écris. Je me
mens à moi-même, comme disaient les prêtres et les psys du moyen
âge. Voilà: je vais te quitter. Je vais partir, je ne reviendrai
jamais. Sur Terre, en tout cas. Je vais t'y abandonner. Sans regret.
Je te jure que je ne penserai plus jamais à toi. Même si je tombe
dans un trou noir et que ce qui me tient lieu d'esprit s'étire à
l'infini pour ne plus jamais (se) réfléchir, je t'oublierai d'un
seul coup, au moment exact où le vaisseau Haniwa quittera son aire
de lancement... ou quoi que ce soit y afférent.
C'est
mieux pour nous deux. Cela m'aidera à me débarrasser de ma
schizophrénie galopante, une "maladie" qui risquerait de
faire tache à bord; et puis, c'est cruel de ma part de t'obliger à
prolonger ton existence sans jamais t'avoir demandé ton avis. Quitte
à être un fantôme, tu apprécierais peut-être de me faire "bouh!"
de temps à autre; et c'est un privilège que je ne t'accorde pas.
Je
sais que, malgré tous tes articles d'océanographie, tes
collaborations sur la tectonique des plaques avec George Stephens,
ton hérédité exemplaire, plus personne ne se souvient de toi. Je
l'ai vérifié maintes fois. Tu n'as été qu'un minuscule rouage
dans l'histoire des sciences, une pièce sans importance, pas
indispensable. Moi seule me souviens de toi, et quand je t'aurai
oubliée, tu n'existeras plus du tout. Je prends la lourde
responsabilité de te reverser au néant. (Bien sûr, il restera
quelques références biblio. dans les Abstracts of Science,
mais tu sais bien que personne ne les lit plus depuis que le projet
EncyclopediADN. permet d'engranger 100 péta-octets par individu,
avec des nanobots en guise d'interface. Tu resteras en tant que
citation. Une douzaine. Et aussi une note de bas de page, dans un
obscur bouquin français.
J'ai
besoin de le faire, de m'alléger la conscience. Sans cela, je ne
parviendrai jamais à décoller. Ou plutôt, ma psyché risque
d'alourdir tellement le Haniwa qu'il ne pourra pas s'arracher à
l'attraction terrestre. Et sans cela, l'Humanité va périr. Tu ne
voudrais tout de même pas que ce soit uniquement à cause de moi?
Donc
j'ai décidé de postuler dans l'espoir de faire partie des 10.000
volontaires (ou membres, ou colons, je ne sais pas comment ils seront
appelés) que le Projet Haniwa va envoyer hors du Système Solaire.
Mon problème, c'est que je n'ai aucune compétence à leur proposer.
Pas de spécialité époustouflante et rare, pas de talent
particulier et unique. Même mon ADN ressemble au tien, j'en suis
sûr. Je me suis toujours contentée de suivre mon instinct, qui me
disait de suivre mes désirs, qui n'avaient soif que de liberté(s)
tous azimuts et sans autre précision. J'ai vécu 49 ans comme une
hippie des années 1960. Tu crois qu'ils ont besoin de ça, à bord
d'un vaisseau qui s'apprête à déménager de la Terre?
D'un
autre côté, j'oublie que je suis très forte en oubli. La
contre-preuve, c'est que mon plus vif souvenir du passé, c'est toi;
autrement dit, quelqu'un que j'ai pratiquement inventé. Neda Nansen.
Mon arrière² grand-mère quasi mythique, fille de diplomate
norvégien et de géologue italienne, nièce d'un explorateur de
génie, d'un libérateur de nations, d'un mécène grandiose, d'un
prix Nobel de la Paix, mon modèle idéal parfait inaccessible.
Disparue pendant trente ans après la naissance de sa fille unique,
revenue chez les Vifs dans une indifférence de bon aloi, autrement
dit un mépris infiniment déguisé.
J'espère
que l'accélération du départ sera suffisante pour me décoller les
bons neurones corticaux, et que mon organisme les évacuera
rapidement, sans espoir de rémission. En ce qui concerne le reste de
l'humanitude, elle n'a plus désormais qu'une mémoire de silicium;
même les acteurs n'apprennent plus leurs textes, ils se font greffer
des implants jetables. Comme on le sait maintenant, le silicium ne
résiste pas plus de cinquante ans au rayonnement cosmique.
Contrairement à nous, qui sommes les cloportes de la Galaxie.
C'est
peut-être ça la solution, d'ailleurs: même si nous crevons
rapidement, il nous suffira de nous reproduire très tôt, à un âge
de plus en plus précoce; cela accélérera le rythme des mutations,
donc de notre adaptation à l'espace. Je ne sais pas si les
organisateurs (les patrons, les chefs, les je-ne-sais-pas comment
qu'ils s'appellent) ont prévu cette solution, mais elle me paraît
aussi intrigante qu'intéressante.
Tout
un peuple de gosses lancés à l'assaut des étoiles...
Une
farce cosmique. Du Shakespeare à rebours. Un pied-de-nez au Big
Bang.
Vous
m'avez bien lu, les jurés du Haniwa? Je vous propose de prendre une
ultra-pessimiste à bord, une nihiliste effrénée, une terroriste
sans idéologie, une promoteuse de l'euthanasie à 20 ans et de
l'enfance impératrice. A vous de voir si vous en avez besoin. Ou
pas.
Adieu,
Neda. Je t'adorais. Ce n'était pas sain. Je mets fin à ma cure.
Sophie
Mars-Nansen.
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