La vague te pourlèche obséquieusement.
Ton gros corps fuselé savoure
Cet élément qui l’enamoure
Et le fait rutiler au clair du firmament.
Sereine, gloutonne baleine
Dont la beauté gravide exsude le bonheur !
Devant ta majesté, sourde comme un sonneur,
Je perds ma voix et mon haleine.
Nous t’avons arrachée à l’océan primal
Que malfaisants nous détruisîmes
Pour t’emporter plus haut que cimes
Dans le vide dément, hostile à l’animal.
Sans connaître ta préférence,
Nous avons décidé, fols humains arrogants,
Qu’ayant pourri ta mer de nos sales onguents
Nous t’entraînerions en errance.
Déesse souveraine, au mal rendant le bien,
Tu dispenses ta grâce accorte
Et ta liberté d’âme forte,
Tu voles devant nous que chavire un noir rien.
Je suis ta piteuse servante !
J’abhorre ce vaisseau, ridicule prison,
Refrène mes sanglots, te parle d’horizon
En attendant la fin patente.
Dans l’espace des cris vainement ululés,
Au sein d’un glaçon titanesque
– Toi magnifique, moi burlesque –,
Nous subirons l’affront d’êtres pédonculés.
En guise de sieste, j’ai passé mon temps à triturer des mots dans
ma tête. Qu’est-ce qui m’a pris, la fois où j’ai
neuro-téléchargé les contraintes de base de la prosodie
française ? C’était l’époque où j’essayais de
m’intégrer au labo… Je perdais des paris. Il y avait même un
garçon sympa qui s’intéressait peut-être à moi ; c’est
pour ça que j’ai coupé les ponts : par peur de vivre.
J’ai passé l’« occasion conviviale », ou assimilé,
dans un brouillard, à peaufiner mes arrangements de syllabes sans
pouvoir m’intéresser un tant soit peu aux autres passagers. J’ai
bafouillé quatre phrases pitoyables en réponse à Ylan Ruch-Montega
qui me parlait de mon papier post-doctorant ; il a eu l’air
surpris, puis écœuré par mon manque de réaction. En plus j’avais
les yeux rouges – cet air conditionné m’irrite – ;
si ça se trouve il m’a crue shootée. J’ai marmonné quelque
chose sur une désorientation passagère due au voyage, il a eu la
charité d’essayer de me croire. En fait je me demandais quelle
rime trouver à « arrogants ».
Un type brillant, d’ailleurs ; il m’a indiqué des
prolongements possibles très prometteurs à mon article… On pourra
travailler dessus « à temps perdu », qu’il m’a dit.
Bien sûr, cher chef, en plus de ma journée sous tes ordres, du
boulot clandestin sur les nanites, des louches manœuvres qu’on
risque de me demander d’effectuer dans ton dos. Point positif :
ce gars est très très gay, je n’ai pas à craindre de harcèlement
de sa part. D’autant qu’il m’a l’air d’une gentillesse
absolue. Je pense qu’on s’entendra bien, mis à part le fait que
je m’emploierai à lui dissimuler l’essentiel de mes activités.
À part ça, j’ai aperçu de loin Velkiss Kort, en grande
discussion avec une ravissante jeune femme. Ils ne flirtaient pas,
non, mais il y avait une espèce d’intensité dans leurs attitudes,
leurs gestes retenus… D’une manière générale, j’ai remarqué
que des regroupements avaient lieu, selon des critères qui
m’échappaient puisque je ne parlais à personne. Les uniformes
circulaient mais se mêlaient peu aux civils et ne se regroupaient
guère non plus, patrouillant tels des leucocytes dans un corps pour
l’heure en bonne santé. Kort, surveillance, portait une
tenue trompeusement décontractée, jean effrangé passé de mode
depuis cinquante ans et veste métallisée. Quel intérêt pour lui
d’avancer à visage couvert et en même temps de se proclamer
espion sur l’organigramme du vaisseau ? À moins que cette
information provienne d’un autre service, les RH par exemple, qui
fusillent en toute innocence sa couverture ? J’ai eu envie
d’aborder le personnage, mais j’ai décidé d’attendre de
meilleures conditions, un moment où je ne m’inquiéterais pas de
la pompeuse diérèse sur « obséquieusement ». Bref,
j’ai regagné mon antre dès que possible.
Je décide d’organiser un minimum mon intérieur. J’ai pêché
tout à l’heure, à l’aveuglette, des sous-vêtements de rechange
après la douchion, on va déballer le peu que contient mon sac. Soit
dit en passant, je me suis rendu compte que la manière dont on me
l’a délivré à l’arrivée est résolument hétérodoxe :
selon les bribes de conversation surprises autour de moi, personne ne
l’a encore, on est censé se rendre à proximité de la pustule
d’amarrage correspondant à notre convoi… Cela me confirme que la
« rencontre » avec le petit robot puis avec Ned, qui
m’ont fourni par la bande des indices bizarres, n’avait rien de
fortuit. Cela m’inquiète fort d’être ainsi, d’emblée,
repérée.
Je m’assieds sur le lit, ouvre le bagage, farfouille un peu. Ça
alors ! Mes gestes se font plus vifs, fébriles, bientôt
affolés. Je vide tout sur la couverture douce, moirée.
La boule à neige a disparu.
Le sac ne dispose pas de serrure, c’est un bête conteneur de
tissu, une poche de toile rude, robuste, dont le rabat s’accroche.
Rien de plus simple que d’y prendre ce qu’on veut et de le
refermer. Je crois qu’on m’a volé cet objet dérisoire.
Pourquoi ? Cela s’est-il passé avant l’embarquement,
pendant le transport, après l’arrivée – dans l’hypothèse où
les portes ici ne se verrouilleraient pas ?
Je reste tétanisée. Rien n’est garanti, aucun espace inviolable.
La neige, je l’ai vue déjà, la vraie, étalée sur le paysage.
Mafieux, même en petite-main, ça rapporte pas mal… Ces
vacances-là, c’était le gros luxe, on n’y restait que trois ou
quatre jours. C’était si étrange, du sol qui n’était pas du
sol, une surface qui cachait la vraie vie, la figeait et, par
là-même, la sauvegardait. Derrière la location, cette fois un
minuscule chalet au bout de sa rangée, j’allais voir un petit
triangle de terrain ignoré, inexploitable, sans trace autre que les
menus pointillés de pattes d’oiseaux. J’ai osé une seule fois
poser mon pied à l’intérieur de ce périmètre, et j’ai eu
honte.
Trois semaines plus tard, ma famille était massacrée.
Assise sur le lit, je pleure comme les défunts glaciers.
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