C’est
stressant, ma chère Libellule, et je suis contente que tu puisses
encore m’aider à alléger mes angoisses... certes mon ami Marc
semble très solide et me rassure, mais je le connais depuis si peu
de temps, alors que tu es comme mon double... et même si nous nous
sommes, parfois, déchargées l'une sur l'autre d’un trop plein de
sentiments négatifs et de défauts, tu restes néanmoins celle qui
me comprend le mieux.
L’agitation
monte dans le vaisseau ! Ce devait être à peu près la même
chose quand les émigrants sont partis « aux Amériques
»... Oui, je sais, les conditions ne sont pas les mêmes.
Nous
sommes des « nantis », si j’ose dire, et nous
n’arriverons pas dans une région inhospitalière remplie
d’habitants susceptibles de défendre leur territoire.
Les
conditions climatiques et environnementales sont agréables et même
si ce ne sera pas tout à fait, ce qu’au siècle dernier, on
appelait le « Club Med », par certains côtés, ça
pourra y ressembler… Oui, grâce à des instruments
particulièrement performants, nous savons tout sur notre future
planète. C’est une chance !
Le
vaisseau s’agite comme l’océan sous la tempête... si, si, je
t’assure ; voyons ce dont il s’agit ?
H2O ?...
de quoi s’agit il ? Avons-nous tellement été obsédés par
la raréfaction constante de l’eau sur notre planète que nous
n’osons plus la nommer ?
C’est
une histoire d’eau ? lance un de nos voisins... oui, bon...
non, ça signifie « Hommes d’Outreterre » dit un autre,
alors que sa voisine rectifie sèchement : Humains d’Outreterre,
si tu le veux bien.
Celaa
commence bien ! Je sens que le caisson ne va pas être inutile.
Non,
ils ne parlent pas d’eau... mais alors que veut dire ce sigle qui
ressemble à une formule chimique ?
Selon
les dires de nos accompagnateurs, ce sera plus facile pour
communiquer, surtout dans les périodes dites « de sommeil »
- pour l’instant subordonnées à nos rythmes biologiques
antérieurs - Enfin, ce réseau est censé limiter les agressions
inévitables au cours de ce long voyage… Là, je suis un peu
dubitative.
Pour
simplifier, je commencerai par H2O suivi de... pourquoi pas
dolcevita ?
Ce qui, j’espère définira la nôtre, à partir de ce moment. Je
suis peut–être un peu trop optimiste, mais, qui a vécu sur Terre
les 30 dernières années sait que rien ne pourra nous sembler
difficile dans cette nouvelle vie, et de toutes les manières nous
avons mis de notre côté tout ce qui était, en fait de chances, en
notre pouvoir.
Selon
une formule que j’ai empruntée à un théoricien
historico-politique du début du siècle, la population du globe
terrestre s’est scindée en deux groupes, celle qui a avancé et
celle qui a reculé... et comme les progrès de la science ont mis en
évidence qu’il était possible de reprogrammer l’ADN et
d’utiliser ainsi un immense potentiel qui serait resté endormi, on
peut imaginer que le gouffre entre les deux groupes n’a cessé de
se creuser... Autant dire sans forfanterie, comme tu le sais, chère
Libellule, que notre groupe fait partie de la première catégorie.
Une
femme, âge ?... un peu plus de 40 ans (J)... bla bla bla...
Nous
avons été des animaux très sociaux, très hiérarchisés, sur
notre planète, mais nous avons laissé un certain nombre de
certitudes et de repères sociaux derrière nous.
En
ce qui me concerne, j’emporte les « alluvions » de mon
ruisseau personnel, ce qui s’est déposé au fil de mes expériences
de vie, tout ce qui a fait que je ne suis plus aujourd'hui la même
qu’à ma naissance.. ni même qu’à l’âge de 20 ans, en dehors
de toute considération physique.
Il
m’ a toujours semblé difficile de parler de moi à
l’emporte-pièce, de me résumer à une case à cocher. Je ne suis
pas comme ceci ou comme cela… mais, comme tout le monde, et
notamment comme les gens qui ont des hémisphères cérébraux qui
fonctionnent en harmonie, je suis l’amalgame d’un ensemble de
caractères qui peuvent être contradictoires et changeants... ce qui
se reflète également dans ma vie.
A
force d’avoir loupé des occasions voire des rencontres du fait
d’idées préconçues, je suis devenue plus ouverte d’esprit et
je désire vraiment dénicher dans mon potentiel des capacités de
souplesse encore inexploitées.
Je
suis d’un naturel plutôt artiste, et j’adore la créativité,
quel qu’en soit le domaine... même dans la science, et parce que
j’aime manipuler la réalité, ma question favorite est :
« Comment faire pour ? »
Cependant,
j’aime par-dessus tout l’art décoratif et je pense que d’une
manière ou d’une autre, nous pourrons nous occuper
merveilleusement sur notre nouvelle planète.
Toutes
les formes de cours d’art ou d’artisanat d’art que nous avons
connus ne pourront exister sur notre nouvelle planète, faute de
matériel et de matériaux.
Il
sera évidemment très important de continuer à développer notre
créativité. C’est un élément vital. Si notre planète a sombré,
c’est aussi parce que nous avons restreint l’imaginaire.
Nous
nous sommes laissé diriger par des groupes de personnes sans
imagination et qui ne connaissaient que la coercition pour résoudre
les problèmes, même si en France, par exemple, on a clamé haut et
fort, pendant plusieurs années, qu’on avait des idées… euh ?
Pourquoi
partez-vous ? :
Parce
que je suis masochiste, peut-être(?). Nous étions si bien sur
Terre... le corps lardé de puces électroniques et constamment
harcelé par les tentatives effrénées de lobotomisation... Bref, je
ne vais pas m’étendre sur cette rubrique. Nous avons déjà
suffisamment décortiqué nos motivations…
Je
vois que l’organisation de ce transfert a été particulièrement
bien étudiée.
A côté
de la salle de gym, j’ai aperçu une salle dite « caisson
d’isolement émotionnel », destinée à toute sorte de
conflits, des querelles de couple aux discussions un peu vives entre
amis ou…ennemis, provisoires ou permanents...
Une
très bonne idée, basée sur le principe - intelligent -
qu’on ne progresse pas en refoulant ses émotions pénibles, mais
en les exprimant sainement afin de les transmuter.
Sur
notre planète Terre, nous étions arrivés à des situations
invraisemblables. Nos dirigeants s’étaient arrogés le contrôle
de nos vies, nous interdisant ceci, ou nous obligeant à cela…
Comme
tout le monde ici le sait, cette situation de dépendance extrême,
qui convenait à une majorité redevenue primaire, causait beaucoup
de souffrances à ceux qui, ayant le sens de leur responsabilité
d’être humain, aspiraient à la liberté. Je fais partie de ce
lot…
Ceci
dit, liberté n’est pas synonyme d’anarchie et nous sommes
conscients de la nécessité d’une discipline minimale.
J’ai
entendu dire que nous élirions un groupe de cinq personnes, choisies
parmi celles qui présentent un bon équilibre entre intelligence et
sagesse. Ils seront en quelque sorte nos coordonnateurs ou nos
coachs. Les propositions de chacun seront examinées en évitant les
pertes d’énergie qui résulteraient d’un trop grand nombre de
tergiversations.
Les
problèmes seront examinés à mesure qu’ils se présenteront... et
les plus grandes divergences se régleront dans le caisson
d’isolement émotionnel.
Sachant
qu’il ne sera pas facile de soigner des blessés dans le vaisseau
ou d’enterrer des morts, on évitera de s’entre-tuer !
Je ne
vais pas terminer ma visite sur ce réseau sur une note souriante,
mais peut–être plus poétique et tendre, en rendant hommage à
Laïka, la grande héroïne de l’histoire de la conquête de
l’espace...
Laïka
était une petite chienne, croisement de husky et de fox-terrier,
lancée dans l’espace le 3 novembre 1957 sur Spoutnik 2, dans le
but d’étudier le comportement de l’animal dans les espaces
interplanétaires.
Grâce
à elle, notre épopée a toutes les chances de ne pas être plus
dangereuse qu’un voyage en train.
J’ignore
si j’ai donné une idée suffisamment précise de ma personnalité
à mes co-narrateurs, mais nous aurons le temps de nous découvrir.
Il y a
un compartiment prévu sous nos sièges/lits et, du côté gauche de
chaque place, une petite penderie avec tiroirs, afin de ne pas être
obligé de fouiller constamment nos sacs.
Certains
de nos compagnons, spécialisés dans la méditation, ont appris aux
plus "résistants" à se débarrasser de l’attachement,
lors des séances préparatoires... aussi, entre et rien, nous avons
choisi rien, pour la plupart d’entre nous.
J’ai
équipé mon bagage d’une cellule électronique, afin de le repérer
plus facilement… mais je ne suis pas la seule à avoir eu cette
idée et la masse de bagages fait un beau concert.
En
l’occurrence, je peux te dire que je suis encore plus heureuse de
saisir mes affaires auxquelles je m’agrippe...
Je
crois que je me sens un peu déstabilisée par ce départ et que j’ai
vraiment besoin de repères, fussent-ils microscopiques.
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