Je me décide à entrer dans
la cabine ; il me suffit de pousser la porte qui, supposé-je,
réagit à mon empreinte palmaire.
Si ça se trouve, toutes les
portes s’ouvrent pour tout le monde… on ne nous a rien précisé.
Quand même, ça m’étonnerait.
À l’intérieur (comme si
le couloir était « dehors » !), mon logis est très
fonctionnel et impersonnel, comme il se doit. Je tâte prudemment du
pied la moquette, elle est plutôt agréable ; et silencieuse,
tant mieux. Le grand lit au fond me tend les draps, je me rends
compte que j’ai fort envie de m’y délasser après une douchion.
En disposé-je ? Oui, j’aperçois un pommeau idoine à gauche,
dans un minuscule renfoncement. Formidable ! À proximité, des
toilettes autonettoyantes standard. Il y a aussi un bureau, deux
chaises (si je reçois un invité ?). Le mobilier – je
remarque un placard – paraît façonné à partir des parois.
Une texture légèrement différente sur un des murs doit se
transformer en miroir suite au signal habituel à effectuer devant.
Je vérifierai.
Il est clair que ces
quartiers dénudés n’offrent aucun recoin où se dissimuler. Le
panoptique mis en œuvre ! Winston Smith ne se sentirait pas
déplacé dans cet environnement grisâtre… mais confortable, je
dois le reconnaître. Un coup d’œil m’a suffi pour l’explorer,
il s’agit maintenant de l’occuper, de me l’approprier.
Sauf qu’un obstacle
intimidant se dresse entre moi et l’ensemble de ma tanière. Un
hologramme arc-en-ciel, chatoyant, m’intime : Avant toute
chose, je m’inscris sur le réseau interne H2O
en lettres de bonne taille. Je connais ce genre d’interface, il
suffit de toucher l’image pour déclencher l’appli.
Plus coercitif, ce serait
difficile ! Impossible, en effet, d’échapper à cette aimable
sollicitation, sauf si je compte passer un temps indéfini à la
porte de la chambre. Enfin, non, je suis injuste, je pourrais ramper
en dessous de l’espace sensible à mon interaction. Sans doute
qu’il se déplacerait par la suite pour de nouveau me barrer le
passage. Bref, autant s’y coller tout de suite, ce sera fait.
Je pose donc mon bagage,
touche de l’index, au hasard, le mot « réseau ».
Aussitôt, une suite de questions flottent au-dessus du bureau. Je
peux aller m’asseoir pour entamer la procédure.
Les premières cases
pré-remplies correspondent aux renseignements que j’ai déjà
fournis, par exemple la profession des parents : « employés
de banque ». Ce genre d’arrangement avec la réalité me
laisse toujours songeuse.
Profession des
parents : petites mains dans un réseau mafieux.
Père :
décédé, Mère : décédée. Causes : les risques
du métier.
Adresse :
incendiée.
Passe-temps :
chien empoisonné, viol, vie en vrac.
Scolarité :
refuge.
Je passe le doigt sur la
case de validation de cette page en y laissant les informations
fadasses habituelles. M’est alors proposée une série de rubriques
« libres ». Un festival. Il semble que je n’aie rien
compris : je n’ai pas entrepris un voyage sans retour qui
engage des générations multiples, mais, dirait-on, une bête
croisière.
Quelle est ma première
impression sur Haniwa ?
Déroutante. Contradictoire.
J’écris : Excellente ; j’ai hâte de mieux
connaître le vaisseau et l’organisation de la vie à bord.
L’accès m’a-t-il
satisfait/e ? Oui.
Qu’est-ce qu’on s’en
fiche ! Comme si je devais embarquer toutes les semaines… Et
puis, pourquoi cette infantilisation des questions à la première
personne ?
J’ai des
améliorations à suggérer : Rien de particulier.
À part diminuer le bruit de
cet immonde revêtement dans les couloirs. Mais nécessité
d’économie d’énergie fait loi.
Etc. Je m’attends à voir
s’afficher pour ma délivrance un slogan du genre Ma
satisfaction est la priorité de l’équipe du Haniwa, pas du
tout. La dernière question manque me faire tomber de la chaise.
La forme d’autorité
que je souhaiterais voir instaurée à bord du Haniwa
:
Pardon, quoi-t-il ?
Sommes-nous, à ce stade, censés croire que le mode d’organisation
de gouvernement et de police n’est pas encore fixé à bord ?
Si je pensais une seconde cela, j’estimerais notre durée
prévisible d’existence à six mois. Et je déborde d’optimisme.
J’imagine :
Au fait, quel modèle
préférez-vous pour les sas extérieurs du vaisseau ? Non,
parce qu’on a laissé le problème en suspens. Pour l’instant on
a installé des bouts de carton et initié un appel d’offres, on
attend votre avis. C’est important.
Je soupire. Il semble
décidément que le maître mot soit ici « trompe-l’œil »,
que soit à l’œuvre la même mascarade que sur notre chère
planète, à savoir une « démocratie participative » où
notre seul mot à dire – qu’on nous somme de dire –
concerne la couleur des sièges de cet hover-train filant vers
l’abîme selon sa voie bien tracée.
J’ai entendu parler avant
le départ d’une possible « mise en application des équations
de Linzmann-Da Santos sur les systèmes complexes » qui serait
la pointe de la pointe pour tout ce qui est gouvernance. J’évoquerais
bien ce bouzin, histoire de rivaliser d’hypocrisie, mais je décide
que ma réponse n’a aucune importance. Il est clair que cette
rubrique (comme sans doute les autres) a pour seul but de cerner
notre personnalité et nos réactions prévisibles, aussi de deux
choses l’une :
1) Les algorithmes d’analyse
psy utilisés ne valent pas tripette, donc autant répondre n’importe
quoi.
2) Ils sont pertinents, et
dans ce cas intègrent nos tentatives de dissimulation par
recoupement avec l’ensemble des réponses ; autant répondre
ce qui me passe par la tête.
On y va.
Pour la vie de tous
les jours et les interactions sociales : anarchie avec
surveillance par ordinateur du respect des règles de base en
société.
Pour les décisions
stratégiques concernant le voyage : oligarchie
technocratique.
Principes fondateurs :
respect absolu de l’autonomie de la personne humaine, aucune
violence physique, transparence des décisions stratégiques comme
des actes privés.
Le panoptique, le
panoptique, vous dis-je.
Je valide enfin ce tas
d’absurditonneries et commence à me lever, prête à récupérer
mon peu d’affaires… mais non. Le clavier en embosse ne se refond
pas dans la matière du bureau, j’ai droit à un message de
félicitations, comme quoi je suis bien inscrite et Regardez les
gentilles gens avec qui on peut dès à présent causer !
Tiens, mon chef « nominal »
ne fait pas encore partie de la liste. Il doit être en transit. Et
Velkiss Kort ? Parce que, géologue…
mon œil ! C’est sûrement une couverture, ce type
m’intéresse. Je ne le vois pas, alors qu’a priori nous
avons voyagé ensemble.
Je peux accéder à la liste
du personnel militaire du vaisseau. Ned, où es-tu ? Voyons les
rubriques… Personnel de liaison. Ned Thomson. OK. Je te
contacterai plus tard, quand je me sentirai moins paumée. Et sinon ?
Surveillance. Velkiss
Kort. J’en étais sûre ! Il a l’air assez haut dans
l’organigramme, et pourtant assez stupide pour me donner une fausse
qualification qui ne tient pas.
Passons à autre chose de
moins déprimant… On me signale du courrier entrant depuis la
Terre. Oncle Bob ! Alors, quoi de neuf ?
Bonjour petite,
J’espère que tu es
bien arrivée, ici pas grand-chose à signaler même si nous avons
quelques ennuis avec la concurrence lol. Comme tu le sais je compte
sur toi pour nous aider à arranger ça… (petite tête jaune
hilare qui me fait un clin d’œil épileptique)
Tu as sans doute besoin
de repos pour l’instant, mais pense à ton bon tonton, donne-moi
des nouvelles, tu as bien du boulot en vue avec nos petites copines
lolllllllllll !
Ton affectionné tonton,
Bob
Quelle débauche de
subtilité, oncle Bob. Je m’étonne que Velkiss Kort ne se soit pas
encore pointé, bardé de menottes, pour me jeter dans un cachot !
Enfin, on verra plus tard pour la réponse, là j’ai comme une
lassitude. Je coche l’option « Me rappeler ce message à la
prochaine connexion ».
Quoi d’autre ? Ah, je
peux avoir sur ma puce palmaire le plan détaillé du Haniwa.
Bonne idée. J’approche la main du bureau selon les instructions,
et hop, c’est téléchargé. Parfait.
Vidée, je m’écroule sur
le lit. Le matelas est juste comme j’aime, très dur.
Allons, une toute petite
sieste avant l’alarme pour l’occasion conviviale ou je ne sais
quoi…
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