Au
bout d'une heure, donc (ou d'un intervalle de temps qui ressemblait à
une heure comme deux gouttes d'eau dans une clepsydre), je me suis
retrouvée au hangar HY-16 qui était censé abriter mes bagages,
ainsi que tous ceux des occupants de la cabine TOR-18 (ça y est,
voilà que je parle comme une vétérane de la guerre du golfe du
Mexique ; pitié !). Je savais que c'était celui-là parce que les
caractères HY-16 étaient peints sur l'une de ses parois, à la
main. A vrai dire, je n'avais pas remarqué la moindre logique dans
les indications aperçues sur d'autres bâtiments.
Celui-ci
n'avait pas du tout l'air d'un hangar, en tout cas, pas plus que
n'importe quel autre bâtiment aperçu jusque-là. C'est un
parallélépipède en matériau composite, sans doute une base de
métal agrémentée de polymères. Entre parenthèses, je me dis
qu'il va devenir nécessaire de s'intéresser à ce genre de petits
détails techniques, vu que ça peut me sauver la vie (important) ou
celle de quelqu'un (intéressant).
Bref,
il n'y avait personne devant l'entrée ; tant mieux, je déteste
faire la queue, et je ne vois pas pourquoi ma nouvelle vie devrait me
faire changer d'avis sur ce point. J'ai tapé au rectangle qui ne
pouvais que faire office de porte. C'était dur et ça sonnait
presque plein. Au bout de vachement longtemps, j'ai fini par ouvrir
moi-même. Un peu de lumière extérieure a pénétré dans le
caisson, mais pas beaucoup. J'ai fait ce qu'on fait dans ce genre de
circonstances: j'ai dit "Lumière!" à voix claire et
intelligible. Rien ne s'est passé. J'ai étouffé mon juron favori
("Braguette de moine !") et j'ai tendu la main gauche pour
ausculter la paroi de droite, à hauteur de hanche. Là, j'ai
tâtonné. En haut. En bas. Plus loin. Plus près. J'ai fini par
sentir du plastique. Et l'horreur m'a submergée: il fallait que
j'appuie. Pour le coup, ça m'a rappelé mon enfance.
De
deux choses l'une: ou ce projet a un budget hyper-serré et ils ont
récupéré des tas de drouilles dans les bas-fonds du tiers-monde;
ou quelqu'un a calculé que ce genre de machins en plastique est ce
qui a la meilleure espérance de vie dans ces circonstances. Ou
encore (c'est le plus probable): les fabricants du Haniwa sont en
fait des entreprises capitalistes désireuses de dégager le plus
grand profit possible et ont donc livré leur marchandise la plus
pourrie.
Quoi
qu'il en soit, le spectacle qui s'est illuminé devant mes yeux ne
m'a pas particulièrement enchanté. Les bagages étaient bien là,
c'est sûr. Nombreux. Certains entassés, d'autres pas. J'ai d'abord
eu un curieux frisson puis me suis ravisée. En fait, c'était
désordonné mais pas bordélique. Ce n'était pas rangé mais on
n'avait aucun mal à accéder à l'ensemble des éléments. Aucune
indication ne permettait de savoir à quoi correspondait les
emplacements mais il restait toujours les étiquettes personnelles
posées par les inquiets chroniques.
Ma
marmotte trônait au sommet d'une pile de boîtes standardisées.
Avec son couvercle pyramidal, elle ne pouvait soutenir aucun autre
objet. C'est comme pour mes appartements: j'ai toujours détesté
avoir quelqu'un au-dessus de ma tête. Prise d'une appréhension
bizarre, je me suis rapprochée en esquivant des malles posées à
terre (correction : au sol ; on n'est plus sur Terre), ai
saisi la poignée, l'ai soulevée. Je ne sais pas à quoi je
m'attendais. Mais c'est à ce moment-là que j'ai ressenti une
présence derrière moi. Qui n'a rien dit pendant un certain temps.
Je suis restée immobile. Finalement, on a parlé en même temps.
— Vous
cherchez à me faire peur ? ai-je dit.
— Je
viens chercher mes affaires, a dit le propriétaire de la voix.
Les
deux mots "chercher" se sont télescopés dans l'air, qui a
chuinté. C'était un homme, d'âge mûr, à l'air sûr, au regard
dur. Salopette écrue, casquette de base-ball bleue, sans marque.
Trois secondes de silence sont passées puis nous avons renouvelé
l'exploit précédent.
— Je
ne suis pas la gardienne du lieu, ai-je dit.
— C'est
la cantine bleue, là, a dit l'homme en désignant une énorme caisse
surmontée d'une haute pile de boîtes standards.
Là,
j'ai pensé à deux choses simultanément. Un: comment ce type a-t-il
obtenu l'autorisation d'emporter le double du volume autorisé ?
Deux: ce type et moi, on ne sera jamais copains.
J'ai
refermé ma main sur la poignée de la marmotte, l'ai soulevée, me
suis dirigée vers l'unique porte, donc vers le type. Qui n'a pas
bougé.
Je
me suis campée devant lui, en levant ma mallette à hauteur de son
visage.
— Moi,
j'ai ce qu'il me fallait, ai-je dit ; et ici, c'est chacun pour
soi. Bon courage pour trimballer votre cantine, cher futur collègue
en... je sais pas quoi.
J'ai
dû le contourner pour pouvoir sortir. J'ai sérieusement hésité à
lui balancer un truc bien senti, du genre "N'oubliez pas
d'éteindre en sortant ; c'est pas automatique" mais je me
suis retenue.
Une
fois dehors, je l'ai entendu dire : "Je m'appelle Verliss
Kort. Je suis géologue."
Ah,
tiens ! Il est poli, genre après coup ? Je me suis
retournée à demi, en lançant la marmotte par-dessus mon épaule.
— Et
moi, Sophie Mars. Je ne sais pas encore ce que je vais ou veux ou
voudrais être, mais ça ne finira pas par 'logue'.
Ensuite, je me suis éloignée le plus
vite possible sans courir ; j'ai cherché un coin tranquille puis
j'ai ouvert la marmotte, dont la combinaison symbolique est 96874,
les chiffres qui correspondent à youpi sur un bon vieux
clavier de téléphone. Je voulais tout de suite dessiner l'intérieur
du HANIWA. La perspective me fascinait. La lumière était
incompréhensible ; les lumières, à vrai dire. A y bien
regarder, il y avait des centaines de sources lumineuses. Et la
principale, que je supposais être le soleil, apparaissait et
disparaissait sans cesse, selon un cycle qui m'échappait.
Un quart d'heure plus tard, je dus me
rendre à l'évidence: après avoir sorti l'intégralité du contenu
de ma marmotte et l'avoir étalé tout autour de moi sur le sol, je
ne retrouvais plus un seul de mes crayons. Ni les secs ni les gras ni
le fins ni les épais. Aucun. Pas même un petit bout de mine cassée
et abandonnée.
Eh merde !
Je savais bien que cette idée de
communauté auto-gérée ne pouvait pas marcher. Anarchie, mon cul !
La loi du plus fort et du plus retors, oui ; comme partout,
comme tout le temps, comme d'habitude, comme depuis la nuit des
temps. Ça commençait bien !
C'était, en fait, complètement con de
me les avoir volés. Dans un environnement clos comme le Haniwa, il
est fatal que je finirai(s ?) par reconnaître mes outils, si
quelqu'un s'en sert. Et les ennuis commenceront.
Mais ce n'est pas le pire. Les crayons,
je peux à la rigueur m'en passer. Il me reste les fusains et les
pinceaux. C'est plus dur mais ça m'obligera à mieux travailler. Je
ne sais vraiment pas pourquoi je ne me suis pas aperçue plus tôt de
l'absence de la miniature de Neda. Sans doute parce que sa
signification à mes yeux est trop énorme. Je ne l'avais pas portée
sur moi, comme prévu, parce que sa taille contrevenait aux mesures
de sécurité du vol sans gravité.
Quand j'ai compris qu'elle manquait
aussi, j'ai eu une telle bouffée de colère, une montée de sang si
intense sous mon crâne, que j'ai tourné de l'œil.
Littéralement. Cette fois aussi, la gravité a eu raison de moi,
même si c'est une autre forme de gravité, une qualitative plutôt
que quantitative.
J'ai repris mes esprits et mes moyens,
plus tard, forcément, je ne sais quand. Personne n'est venu
s'occuper de moi, ce qui prouve que mes fonctions vitales ne sont pas
surveillées à distance, ou que les gens qui les surveillent ont
estimé qu'il n'était pas nécessaire de venir à mon secours.
En chialant de rage, j'ai tout remis en
vrac dans la marmotte. Évidemment,
certains trucs ne rentraient plus, notamment des gros bijoux et des
sachets de perles ; je les ai laissés par terre - au
sol ! -, ce qui fera plaisir à des gamines, s'il y en
a à bord. "Pollution, Solution !"
Pour me calmer, j'ai enlevé mes
godasses, mes authentiques DocMartens de 1999, les ai lacées
ensemble puis balancées par-dessus mon épaule gauche, le tout parce
que le fait de marcher pieds nus me fait généralement un bien fou.
Et sur un sol artificiel comme celui du Haniwa, doublement.
Je fais quoi, maintenant ? Je porte
plainte pour vol ? Auprès de qui ? La police est-elle déjà
formée à bord ? En cours ? Si oui, est-ce que j'ai envie
de m'adresser à eux ? Et si ce sont les militaires qui s'en
occupent, ça va être pire, non ? Et puis, il y a neuf chances
sur dix que ce soit un membre du personnel qui soit à l'origine de
ça, non ? Alors, autant pisser dans un violon cosmique.
Dégoûtée.
Et je n'ai plus aucune envie d'aller me
mêler aux autres, maintenant. Puisque, apparemment, on a le droit de
s'accaparer le premier logement qui nous convient, je vais en
profiter, et pas qu'un peu. Je suis donc allée jusqu'au bout du
cylindre ; je veux dire, du côté opposé au disque lumineux
qui joue le rôle de soleil intérieur (et qui, pour l'instant, ne
doit être qu'un paquet de miroirs orientables qui nous renvoient la
lueur du vrai, avant de nous renvoyer les maigres photons qui
daigneront se balader dans l'espace que nous franchirons bientôt ;
mais je m'égare) et là, après n'avoir rencontré personne pendant
dix minutes, j'ai investi un genre de lotissement royalement composé
de dix-sept caissons identiques disposés en étoile, suis entrée
dans l'un d'eux, suis montée sur le toit-terrasse, ai sorti carnet
et fusain de la marmotte et me suis mise à dessiner.
Je ne sais ce qui est le plus
dramatique : que je n'aie eu à marcher que vingt minutes avant
d'atteindre le fond du Haniwa (ce qui ne représente donc que deux
kilomètres de long, à tout casser) ou que les rares personnes que
j'aie croisées avaient l'air aussi paumées que moi, qu'aucune
n'avait envie de (me ?) parler. De toute façon, je ne leur
aurais pas répondu ; mais quand même !
C'est seulement après le quatrième
croquis que je me suis soudain souvenue d'Ylan.
Ylan, que je devais retrouver au hangar
HY-16 !
Premier rendez-vous, premier ratage.
On fait comment pour viser une étoile,
quand on ne sait même pas être à l'heure à un rendez-vous
"normal" ? Réponse : on fait confiance à un
navigateur, et on espère qu'il est bon.
Je pourrais vérifier sur H2O ; il
m'a sûrement laissé un message. Mais il n'y a qu'un poste
informatique pour les dix-sept caissons ; il est devant le plus
éloigné du mien.
Oui, je sais, je l'ai fait exprès.
Flemme d'y aller.
Suis crevée. Déboussolée, je suis.
Bordel fumant, quelle heure est-il ?
Et de quel jour ?
Entre nous, si j'avais une boussole ici,
à quoi servirait-elle ?
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