mardi 7 avril 2015

SQ 1.3

Je crois que nous sommes tous plus qu’à moitié abrutis quand l’annonce résonne sur nos têtes ballottantes: « Nous entamons bientôt l’approche finale d’HANIWA. Veuillez regagner immédiatement vos sièges, les manœuvres vont entraîner des effets gravitationnels. »
Quelques grognements se font entendre. Somnolente, je capte autour de moi des bribes du genre « pas trop tôt », « quoi ? », « zut, mon tube d’eau ! », etc. Ce prélude interplanétaire n’a mis personne de bonne humeur.

La pénombre ambiante varie quelque peu, ce qui achève de me réveiller. C’est que le plafond est rendu transparent. Je tends le cou mais ne vois pas grand-chose : il s’avère que le vaisseau renvoie mal la lumière. Pourtant l’excitation est tangible ! Bon sang, elle est où, notre arche salvatrice ?
Je la distingue en creux, les étoiles délimitent un cercle.
Oui, un bête rond ! Énorme, fascinant mais plutôt simpliste, ne puis-je m’empêcher de penser. Rien d’HANIWA n’a été dévoilé au public, dont les sentiments n’étaient déjà que trop ambigus ; pour ma part je m’attendais à une disposition modulaire permettant, en cas d’accident, de condamner des sections sans mettre en danger l’ensemble. À moins que l’angle d’approche soit trompeur… non, je ne crois pas. L’image me rappelle un antique film 2D où les méchants oppresseurs dictatoriaux se fabriquaient une mini-planète artificielle. L’Étoile sombre, elle s’appelait, ou l’Étoile noire, quelque chose comme ça. Elle explosait à la fin. Pas de très bon augure, tout ça.
J’ai l’impression de foncer vers un trou noir, vers une atroce compression. Un cri m’échappe, et je ne suis pas la seule. Une odeur citronnée m’envahit soudain les narines, d’un coup je me sens mieux… et irritée. Ces salopards nous contrôlent par aérosols !
Ma peur a disparu. Ils savent ce qu’ils font.

Un clonk décidé nous avertit enfin de l’amarrage. Ces dernières minutes ont été un cauchemar, avec le bas qui changeait constamment de direction – même si l’intensité de ces changements n’était en soi pas très forte. Je suppose que c’est le goût citronné omniprésent dans l’air qui nous a évité une averse de vomi.
Bref, à peine immobilisés, nous nous apprêtons à défaire nos liens… et constatons que c’est impossible. La même voix exaspérante de sérénité nous informe : « Veuillez attendre sans bouger (tu parles ! Comment faire autrement ?), l’évacuation se fera un par un pour une première prise de contact individualisée. »
Protestations à mi-voix, résignées. Quelle idée débile, me dis-je. Ça va prendre des heures.
En fait (peut-être est-ce une fois de plus l’aérosol qui intervient en brouillant notre sens du temps), j’ai l’impression qu’un quart d’heure s’est à peine écoulé avant que mon nom résonne dans l’habitacle et que mes entraves se défassent d’elles-mêmes. Au moins la moitié des passagers ont évacué les lieux. Bonheur, c’est à moi ! Je me lève et vacille ; on dirait que mes muscles déjà atrophiés peinent à supporter la gravité pourtant ridicule… Je claudique en suivant la flèche verte clignotante apparue comme par miracle devant mon nez. On y va, on y va ! J’avance comme une momie débarquant tout juste de son sarcophage.
J’émerge enfin de l’autre côté du sas. Je cherche du regard le guide qui doit m’assurer la prise de contact individualisée… rien. Un grincement discret me fait baisser les yeux.
Un chariot bardé de roues lève sur moi une batterie de lentilles luminescentes. Il abrite derrière sa ridelle grillagée mon dérisoire bagage. « Bienvenue, me salue-t-il. Veuillez me suivre. »
Super, l’individualisation robotique de l’accueil ! Je m’exécute sans piper mot.
Nous suivons un couloir banal, fonctionnel, dans un mélange de bruits de roulement et de grincements étonnants. Fallait-il vraiment concevoir un sol qui, à 1/12 de g (comme me l’apprend la machine dans son discours stéréotypé), trouve le moyen d’être si désagréable à fouler ? Mais j’ai bientôt la clé du mystère, enveloppée de froufroufrou et de chcrouic chcrouic :
« La sauvegarde de l’énergie représente une préoccupation constante ; par exemple, l’énergie mécanique des déplacements est récupérée par un revêtement piezzo-électrique. L’illumination de ce passage est assurée à 63 % par cette récupération, sur détection de mouvement. »
Je salue l’astuce de la solution et en même temps déplore sa, hum, mesquinerie. Si on en est à gratter l’énergie de nos gestes… Mais je n’ai pas le temps de m’attarder là-dessus, parce que soudain nous débouchons sur un immense espace. Ensoleillé, venteux, salin : marin.
Moi qui n’ai jamais vu la mer – les quelques étendues libres qui en restent –, je m’en émerveille à des millions de kilomètres de la Terre ! Celle-ci n’est qu’un ersatz, forcément, un simple étang où on doit avoir pied partout, pourtant j’ai l’impression d’une monstrueuse masse respirant sereinement, prête à engloutir dans un bâillement négligent le vaisseau qui la contient.
« L’enclos est actuellement baissé pour vous permettre d’apprécier le spectacle, m’informe le robot. On prévoit des mesures de confinement en phases d’accélération. Veuillez considérer le plan général d’HANIWA. »
Un hologramme sphérique s’affiche, tournoie un peu en vue extérieure, puis se fend en son milieu. Une grosse tache bleue paraît occuper une portion démesurée du volume.
« Nous longeons la fosse océanique destinée… »
Une agitation m’attire. Non, une explosion ! Un grand corps sombre jaillit de l’eau à toute vitesse et monte, grimpe, escalade l’air, escorté d’une nébuleuse irisée.
« … aux baleines… »
C’est peut-être moi qui ai murmuré ça et non mon guide. La bête gravit toujours les cieux, perdue dans sa jubilation. Je crains un instant qu’elle ne heurte le plafond, mais faut pas charrier. Quoique… si elle n’a pas atteint quinze bons mètres de hauteur, encore en ascension de son incroyable parabole, c’est que j’ai les yeux crevés.
D’où sortent ces oiseaux ? Dans un concert de criaillements, ils volent dessus dessous la baleine en un ballet dément, la frôlent, la piquettent et s’éloignent. Ils doivent se nourrir de parasites ou de je ne sais quoi.
Je vois son ventre blanc à présent, elle tournoie en majesté lente, les nageoires collées contre le corps pour gagner encore de la hauteur, la queue comme gouvernail, concentrée sur son essor, heureuse comme seul peut l’être l’animal.
Viserait-elle par hasard le saut périlleux ? Non, c’est bon pour des agités du bocal, ce genre de fioritures, songé-je. Elle se contente de dessiner un arc parfait et de replonger sur le dos en bousculant à peine les flots qu’elle soulève. Elle disparaît, dédaigneuse, sans même un geste amical de la nageoire. Elle me manque déjà. Les embruns assurent la fin du spectacle avec un déchaînement d’arcs-en-ciel que je trouve bien pâles.
Je tombe à genoux. Oui, à genouxxx ! Malgré la gravité réduite, le machin piezzo lâche un breuff indigné. Ah ben mec, quand on devient chemin de Damas, faut assumer.
Bordel de Dieu, voilà que je me tape une crise d’extase mystique devant une baleine volante !
Je n’y avais jamais trop réfléchi : la religion, c’est de la bonne. Pour ce que j’envisage – ou envisageais – grâce à mes nanites, à côté, je pourrais aussi bien me saupoudrer de sucre glace ! Je n’ai jamais connu cette sensation d’absolu. Je pantelle.
Un picotement répété au bras me fait redescendre. Je tourne la tête et me retrouve nez à diodes avec le robot.
« … moiselle Turmann, ça va ? Dois-je appeler l’infirmerie ? Vous pouvez embarquer à côté de votre bagage…
Non, je vais marcher, merci. Ça m’éclaircira les idées… Hum. Je n’avais jamais vu la mer, vous comprenez ?
Bien sûr. Reprenons la route si vous voulez bien, le revêtement supporte mal une stimulation continue en un point donné.
D’accord. »
Encore à moitié dans le coltar, je me relève. « Dites donc, comprends-je tout à coup, ce n’est pas la même voix qui me parle !
La machine m’a alerté en vous voyant immobile à genoux. Je suis homme de liaison entre HANIWA et les passagers, chargé de monitorer les nouveaux arrivants. Appelez-moi Ned. Avez-vous des questions ? »
C’est le moins qu’on puisse dire ! Je n’arrive pas à réconcilier dans ma tête l’utilitarisme sordide qui pousse à récupérer l’énergie de nos pas et l’incroyable panache, la somptueuse gabegie de cette « fosse océanique » conçue pour abriter les formes de vie les plus dispendieuses – à part nous, humains, et notre cher confort.
Car enfin, avec les ADN-thèques et les embryo-couveuses, on a de quoi recréer les organismes, une fois à destination…
Quelque chose me retient de demander directement à Ned ce qu’il en est ; sans doute récolterais-je un paragraphe de propagande bien rodé qui ne m’apprendrait rien.
« Pouvez-vous faire réafficher le plan de tout à l’heure ? » lâché-je d’une voix un peu chevrotante.
Pas de doute, j’ai été secouée. J’essaie quand même d’examiner l’image d’un œil détaché.
« Les écosystèmes sont tous situés à l’étage extérieur de la sphère…, fais-je remarquer.
C’est à cause des rayons cosmiques. Ils sont particulièrement agressifs dans l’espace interstellaire, surtout aux vitesses quasi relativistes que nous atteindrons. Les logements des passagers et la passerelle se situent plus en profondeur. »
Je soupire. Bien à l’abri dans les couches internes du vaisseau, une fois de plus nous nous servirons d’autres organismes, irradiés à notre place. J’hésite à exprimer mon cynisme à voix haute quand Ned donne soudain une nouvelle perspective à cette organisation :
« Soumis à des mutations accélérées, les êtres vivants ainsi exposés auront des chances de développer une meilleure résistance, une adaptabilité accrue qui représentera un atout important pour l’implantation dans un nouvel environnement planétaire dont nous ne connaissons rien. Naturellement, nous devrons contrôler et optimiser le processus. J’attire votre attention sur la portion du vaisseau située juste en-dessous de la fosse océanique ; c’est là, dans cet endroit d’HANIWA le mieux protégé des radiations, que nous conservons les banques ADN.
» Votre mission consistera pour l’essentiel à sélectionner les meilleures mutations intervenues lors du trajet et à éliminer les autres. Avec le temps, vous ferez évoluer les ADN de référence.
» Comme vous le savez sans doute, votre responsable nominal est Ylan Auch-Montega, chef du laboratoire d’ingénierie biotechnologique ; toutefois c’est à la hiérarchie militaire que vous rendrez compte de l’avancement de vos travaux. Nous vous préciserons plus tard les modalités exactes de suivi. »
Par bonheur nous sommes arrivés à l’ascenseur ; à ce stade, marcher me contrarierait franchement : je consacre toute mon énergie à me demander ce qui se passe dans ce putain de vaisseau. On m’informe de ma mission dans un couloir qui fait chcrouic par l’intermédiaire d’un chariot à bagages ? On me fait savoir que ce n’est pas mon chef « nominal » à qui je devrai rendre compte ? Quel est le but caché de tout ce cirque ? Les différents écosystèmes, plus exposés aux rudesses du vide cosmique, n’en seront que mieux armés une fois à destination…
Nous sortons de la cabine et nous remettons à fouler ce sol affreux qui semble décidé à me consommer peu à peu par les pieds.
« Mais alors, pour les passagers humains…, commencé-je.
Vous êtes arrivée à vos quartiers », m’interrompt le robot de sa voix de robot.
Apparemment Ned n’avait plus rien à me dire.
« Réunion conviviale dans une heure. Installez-vous, il y aura une annonce sur la phonie. Bon séjour ! »
Je récupère mon sac et le machin s’éloigne, froufroufrou.
Malgré la fatigue que j’impose au revêtement morose, je reste plantée devant la porte grise. À côté, un petit cadre au-dessus d’une sonnette indique mon nom. Je ne bouge pas, une curieuse idée demande à émerger en surface, un rien peut la faire sombrer.
Si les priorités du projet n’étaient pas exactement celles qu’on clame, au moins pour une partie des concepteurs et responsables ? S’il était question en fait d’accompagner au cours du trajet la décadence génétique des humains cocoonés ?
Si le rôle du vaisseau était d’assurer la sauvegarde du maximum d’organismes terrestres sauf nous, destinés à dégénérer et nous éteindre gracieusement sous un nouveau soleil ? C’est ça qu’on a voulu me faire comprendre à demi-mot par ce biais clandestin ?
Si c’était pour cela, justement, qu’on m’a choisie, pour que mes nanites et l’addiction qu’elles entraîneront nous ramollissent un peu plus et que nous ne puissions nuire durablement ailleurs ?
Si une faction d’HANIWA organisait le sacrifice de l’humanité pour le bien à terme des autres vies ?

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