mardi 7 avril 2015

ABf 1.2

Ces gens sont forcément tarés. Il n'y a pas d'autre explication. Je dis ça parce que je viens de recevoir ma feuille de route, m'invitant à rejoindre le Haniwa. Ce qui doit vouloir dire que je suis acceptée à bord. Moi? Pourquoi moi? Donc, ils sont tarés.
A tous les coups, ils ont besoin de cobayes. C'est leur méthode pour tester les passages difficiles et les technologies dangereuses : accepter des milliers de volontaires bidons (= sans compétence réelle), des gens sans intérêt, qu'ils pourront balancer aux ordures dès utilisation, voire avant.
On servira d'exemples pour calmer les ardeurs des rebelles.

Enfin, tu vois, ma chère Neda évanescente, je ne perds pas mon temps. Je continue à te parler, encore un peu, mais le coeur n'y est plus. Je me sens comme un touriste tâtonnant autour de son imperméable, sorte d'inspectrice Colombote qui connaît parfaitement l'identité du coupable mais attend l'heure de trouver la preuve irréfutable. Ou de la forger.
J'ai donc reçu ma feuille de route, disant que j'avais droit à trente kilos de matos personnel dans un demi-mètre cube. Allez savoir qui en a eu l'idée ! La première chose que j'aie eu envie d'emporter, c'étaient tes toiles ; celles que ma mère m'a transmises à sa mort et qu'elle prétendait venir de toi. Je les ai dérochées des murs, extraites de leur tiroir et rassemblées, pour les trier. Puis je suis sortie sur la véranda avec une brassée de tableaux qu'une rafale de vent a fait tomber dans la poussière.
Je n'avais pas besoin d'un signe aussi évident. Ma décision était déjà prise. J'ai fait trois voyages, une seule pile, que j'ai aspergé de térébentine et il n'a fallu qu'une allumette pour tout enflammer.
Presque tout.
Je n'ai gardé qu'une seule de tes oeuvres : une miniature de 2 cm x 3 cm, qui représente un livre grand ouvert flottant dans l'air et, à l'arrière-plan, un poisson énorme qui rit de ses lèvres turquoise. J'en ferai un pendentif, je crois ; dès qu'on aura assez de gravité pour ce ne soit pas un problème. Je veux dire que, sans gravité, il risque de me servir plutôt d'oeillère aléatoire ou de bouche-narine occasionnel. Je risque aussi de l'avaler.

Je suis donc Sophie Mars-Nansen, en partance pour l'inconnu. Si j'ose, je demanderai une escale sur Mars, the planet, au commandant du vaisseau. A mon avis, il ne sera pas d'accord. Ou elle. Ça doit se faire, maintenant, de confier des mégatonnes de responsabilités à des femmes, non ? Quand je dis "mégatonnes"...
Pourquoi pas ? A quoi bon coloniser l'espace si c'est pour aller y reproduire les mêmes conneries que sur la Terre ? Je pose la question mais sommes-nous si nombreux à la poser ? Je parie que non. Doit y avoir une majorité de mecs dans l'équipage. Comme d'hab. On verra.
Bon, faudrait que j'arrête de râler. S'ils écoutent mes pensées, jamais ils ne me laisseront entrer. Faudra que je retourne à pied, en guise de punition. Comment fait-on, pour avancer à poil dans le vide spatial ? A la brasse ? En papillon ? La télépathie électro-encéphalique est-elle au point, ou j'ai lu ça dans un magazine "féminin" ?
Faut que j'arrête de tergiverser.
Je suis Sophie Mars, qui se parle à elle-même, à bord de la navette spatiale CracBoumHue (pas retenu le matricule), à destination de la Station spatiale internationale AmEurAsi II (où est passée la I ? Jamais entendu parler), à laquelle est arrimé le vaisseau répondant au nom de Haniwa (forme, description, définition, matricule inconnus). Ma place à bord est réservée. Ma cabine aussi, j'espère.
Pourquoi m'ont-ils sélectionnée ? Est-ce important de le savoir ?
Qu'est-ce qui m'a décidé à partir ? Qui ?
Est-ce que, pour une fois, j'ai pris une décision toute seule ? Sans influence. Sans coup de pied au cul ? En tant qu'entité libre et mature ?

Revoyons la scène au ralenti : 21 janvier 2053, 9 h 01 du matin. Réunion d'urgence au CERN, où j'effectue depuis septembre un pseudo-stage de pseudo-formation risquant de mener à un pseudo-métier. Compétences exigées ? Je-m'en-foutisme, népotisme, avoir-l'air-d'assurisme, jalousisme, immaturité, approximatisme, bachotage, etc. Rien de très original, en tout cas, rien qu'on ne puisse trouver dans tous les domaines équivalents où le fric et la routine font tourner les rouages de la Machine humaine.
Non seulement je suis l'une des dernières arrivées, mais de toute façon, personne ne se connaît pour de bon au CERN. C'est d'ailleurs à ça que servent les badges. La physionomie aussi, ça aide, mais je n'en ai pas. Jamais trouvé la recette. Cent soixante-dix personnes, en blouse à 95 %, badgées à 90 %, chauves à 65 % (devinez la proportion de mecs), réunies dans une salle de conf', à attendre que quelque chose se passe. Que quelqu'un cause dans le micro. Le sujet de la conférence n'avait pas filtré, du moins pas jusqu'à moi ; comme d'habitude, chacun tentait de deviner (sauf moi). Ça permettait de spéculer bon train, ce qui occupe les stagiaires et les LdP (même moi).
En réalité, je m'en foutais. J'avais déjà décidé que mon avenir ne résidait pas au CERN ni même dans le vaste domaine de la science. Mais il ne fallait surtout pas me demander ce que je voulais faire. Je serais restée muette d'ébahissement face au vide de ma conscience rabattue. On aurait pu m'annoncer absolument n'importe quoi ; j'aurais gobé tout pareil ; la fin du monde par attaque massive de gaz hilarant ? D'accord. Une attaque nucléaire concertée sur les principaux sanctuaires religieux du monde, pour avoir la Paix générale ? OK, pas de problème. La transformation de la Lune en balle de jokari géante pour Godzilla surdimensionné ? Si vous voulez ; je fournis l'élastique.
C'est pourquoi je fus la seule à ne pas réagir quand le conférencier costard-cravaté, enfin arrivé, annonça que le Haniwa était fin prêt et recrutait. La phase de construction brute était terminée ; il fallait remplir les fonctions. Ou les trous de la coque, allez savoir.
Au vu et à l'entendu des réactions dans la salle, tout le monde et son ver solitaire étaient au courant du projet. La brouhaha a duré un petit moment, certaines phrases pas-vraiment-dites se terminant sur des tons interrogatifs. Le conférencier a ensuite confirmé que tout était vrai, preuves à l'appui (des liens internet se sont affichés derrière lui, des micro-reportages, des témoignages non floutés...) puis il a conclu en lançant un appel à volontaires.
Volontaires pour quoi ? ai-je chuchoté à mon voisin de droite, un badgeux prénommé Ernest.
Ernest me regarda comme si je lui avais demandé de me prêter son chewing-gum. Je lui fis mon sourire n° 38, ma figure de rhétorique favorite. Ce qui le décrida (néolog pour "se décider en se déridant").
Pour partir.
Partir où ?
On n'en sait rien. Le Haniwa quitte la Terre pour.. ailleurs. C'est tout ce qu'on sait. C'est top secret.
Oh, développai-je prudemment, de peur qu'Ernest n'ait un orgasme soudain.
Toujours est-il que les quelques mots nécessaires avaient été échangés. Personne n'avait bronché dans la salle. Le silence dura.
Une main se leva. Pas très haut. Mais c'était la seule.
Si c'est comme ça, j'irai moi-même.
Le silence se fit spatial. Sidéral et sidérant. Cosmique. J'adorais. Qui était la folle (c'était une voix de femme) qui avait proféré ces paroles lourdes de non sens ?
Ma main vint se reposer sur la cuisse correspondante quand je fus bien certaine que tout le monde s'était retourné pour voir la folle.
La suite est plutôt floue.

J'ai fait mes bagages dès mon retour chez moi ; ou devrais-je dire, mon renvoi ? J'ai choisi de privilégier l'aspect pratique des choses : j'ai ressorti une vieille marmotte d'un placard, que mon père avait achetée dans sa jeunesse lors d'une brève expérience en tant que représentant de commerce. Je n'ai jamais su ce qu'il avait vendu ; peut-être rien. La marmotte était restée ; c'était une belle sacoche parallépipédique, en cuir, d'une solitidité redoutable, et ses compartiments convenaient parfaitement à mes besoins.
Je fais des bijoux ethniques. Des trucs de hippies, oui. Cela m'occupe l'esprit et les doigts. J'ai collé la miniature de Neda sur la paroi interne du couvercle, en guise de miroir déformant (et toujours plus sympa que la réalité). J'ai rempli les compartiments de perles, fils, attaches, poinçons, pinces coupantes, médailles, etc.
Après quoi, j'ai ajouté de quoi dessiner : crayons, fusains, gommes. Et puis non, tiens : pas de gomme. Je n'effacerai plus jamais.
Pour le papier, c'était un problème. Il y a bien un tiroir sous la marmotte, mais il ne fait que 21 cm x 16. Tant pis, je l'ai bourré de carnets à croquis format quart-cloche ; pas le plus grand, mais le seul qui rentre. Une règle, un compas, une équerre ? Je les ai d'abord enfournés puis j'ai changé d'avis. Trois fois. J'ai fini par mettre un carnet de plus. Je dessinerai tout à main levée. Jamais aimé les lignes droites, de toute façon.
Pas envie de prendre des photos. Les autres le feront certainement. Ils mettront des tas de couleurs là où je me contenterai du contraste. Noir & Blanc, mes amours. Non pas que je préfère ça exclusivement mais parce que je suis l'une des dernières daltoniennes de l'espèce humaine. Il n'en reste que 2301 recensées officiellement. Pour qu'une femme soit daltonienne, il faut que ses deux parents le soient. A chaque génération, il y a donc un peu moins de daltoniennes. On a même un forum. Un jour, j'y ai proposé que nous fassions le voeu de ne pas procréer, afin de mettre un terme au daltonisme. Tollé sur la Toile ! Je me suis même fait exclure du club. Comme si on pouvait faire mentir mes gènes !

La marmotte était pleine à craquer. Sept kilos et trois cent-vingt grammes. Je suis loin du compte. Mais où pourrais-je caser vingt-trois kilos de plus ? M'en fous. Pas besoin de plus. Ah, si : ma casquette favorite. Une ceinture de cuir renforcé capable de tracter un camion. Une bonne paire de croquenots. Un couteau suisse. Mes lunettes de rechange. Tout ça sur moi. Une lampe de poche, aussi.
Bon sang ! Pas facile de voyager comme l'oiseau. Au moins, j'emporte mes plumes avec moi. Et mon encre.
Le jour convenu, je suis allée à l'aéroport en taxi. Avant d'y monter, je suis passée à la capitainerie du port pour remettre la clé de ma boathouse (la Wonder-Péniche). Ainsi que le titre de propriété. Le capitaine n'était pas là mais son fils a accepté le document en son nom. Il a hoché la tête en regardant le titre.
Donnez-le à qui en aura besoin, j'ai dit. Pour un dollar symbolique. Pas besoin de me le transférer, buvez-le à ma santé.
Tu vas nous manquer, a-t-il dit dans un débordement affectif, sans aller jusqu'à se lever de son fauteuil, toutefois.
Toi aussi, Mike. Toi et le bruit du ressac. Dans le désordre.
Il a levé un sourcil. A failli demander où je déménageais. Est-ce qu'on était assez intimes pour ça ? Je n'ai pas pu m'empêcher de le rassurer.
Ne t'en fais pas, Mike. Je reste à bord d'un navire. C'est le principal.
Il a vraiment paru soulagé. J'ai pu partir sans me retourner.

L'avion jusqu'à Lima n'a pas eu de souci majeur, ce qui est tout ce qu'on peut espérer de nos jours. J'avais déjà aperçu l'Ascenseur spatial de loin, quand je m'étais baladée au Pérou, il y a une dizaine d'années. Mais à voir depuis son pied, c'est vraiment impressionnant. On n'en voit pas le sommet. Pas à cause de la brume mais parce qu'il s'amenuise à l'infini, jusqu'à devenir un simple filament, incliné vers l'est. Et qui projette une ombre sacrément flippante !
J'ai poireauté quelques jours au pied de l'Aspic (comme l'appellent certains). Il n'y a pas de départ quotidien, parce qu'il faut plus de trente-six heures de travail pénible pour arrimer l'une des Cabines au Câble. Comme ce sont des tores qui viennent se lover autour du Câble, il faut les acheminer par tronçons depuis l'usine de fabrication, à deux kilomètres de là, et ensuite les souder une fois réunies autour de la circonférence de métal. Après quoi, ayant vérifié l'étanchéité, il faut arrimer le tout aux six rails électromagnétiques qui tireront-propulseront l'engin jusqu'à trente-six kilomètres d'altitude. Ensuite, l'accélération fera le reste. Il paraît que l'installation s'inspire des bases où les nazis fabriquaient les fusées V-2. On peut toujours compter sur l'Histoire de l'Humanité pour gâcher un petit plaisir. Un Optimystique dirait qu'il faut tirer profit de toutes les expériences.
Après deux jours de glandouillage au Rez-de-Chaussée (la base du Câble), je suis montée dans la Cabine en même temps que dix-neuf autres futurs ex-rampants.
Ce qui est curieux, quand on est astronaute, c'est qu'on est à la fois marin et aviateur. Ce qui est sûr, c'est qu'on n'est plus terrien ; de là à ne plus être Terrien... il n'y a qu'un pas. Surtout, on n'a plus la possibilité de sauter à la baille en cas de souci pour espérer rentrer à la nage.
"Mesdames et messieurs, a annoncé la voix de l'Ascenseur (j'ai cru reconnaître celle de Jodie Foster ; il n'y a pas à dire, l'industrie de la 3D5S a bien enterré le bon vieux cinéma; les acteurs dotés d'un corps se recyclent comme ils peuvent), veuillez attacher vos harnais de sécurité et cesser d'ingurgiter des aliments. Les personnes sujettes au vertige peuvent obturer leur hublot. Cette Cabine dessert la Station orbitale Interminus de l'Ascenseur spatial, que nous atteindrons dans quatre heures et quinze minutes environ, les deux dernières heures du trajet se faisant en apesanteur totale. Correspondances pour la Station Alpha-lunaire à 18 heures aujourd'hui ; pour le complexe d'exploitation minière Phoibos & Cérès dans 24 heures ; pour la Station spatiale internationale L-3 dans 38 heures ; retour sur Terre possible une heure après l'arrivée."
C'était le dernier carat pour changer d'avis.
Après ?
Après, c'était l'inconnu. Le vrai. Sombre et constellé d'étoiles.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire