mardi 28 avril 2015

KR 1.4

Haniwa, 08/27/53, 8:00 a.m., heure de Genéve.

Première nuit à bord. Pour fêter ça j'ai relu toutes les entrées de mon patch dans le dossier ISS.H.
Quelques semaines seulement me séparent de celui qui dictait sa lettre de motivation au côté de son amant endormi. Je ne me reconnais plus. J'ai été tenté de tout supprimer, pour finir par tout garder, bien sûr. Je me demande combien d'entre nous se sont lancés de ce style de... quoi ? Journal ? Documentaire ? Témoignage ? Qu'importe ; rédiger me recentre, m'ancre au sol de ce vaisseau pour oublier qu'il n'y aura plus jamais de sol sous mes pieds.
Le moment de l'arrivée ne m'a laissé qu'une question : est-ce qu'on a vu finalement ce p... de commandant ? Si oui, où étais-je ? Ou peut être, dans quel état errais-je ? Tout s'est brouillé progressivement, je me rappelle m'être senti piégé mais tranquille, je me souviens d'une remarque de Sophie sur l'odeur d'agrumes légère mais tenace, puis je me suis retrouvé à la porte d'une cabine, gentiment dirigé par un bracelet ID tout neuf.
La cabine ressemblait à une piaule d'autô-tel moyenne gamme, avec meubles-racines en attente de forme, distributeur modulable, possibilité de coin repas et/ou salon, douche sonique, et un splendide terminal polyfactoriel en réseau. J'ai configuré un lit deux places-draps-coton-couette-vintage et suis tombé dedans tout habillé.
Au matin (quel matin ?), le terminal m'a reveillé avec l'odeur "café-pain frais" et mon morceau préféré des Sex-teens.
"Bonjour Ylan, tu as bien dormi ?" J'ai sauté du lit en claquant des mains : "Mode machine vocal-personnalisé annulé jusqu'à nouvel ordre. Mode texte demandé", ai-je gueulé aux murs. Je déteste que les machines s'adressent à moi comme un vieux pote un peu collant, attentionné et intrusif, merde !
Le mur au dessus du terminal a scintillé : "Vous êtes prié de bien vouloir répondre au questionnaire suivant" en lettres indigo. Bien. Manifestement l'I.A. avait pigé ma résistance organique à la familiarité inter-espèces.
Quand au questionnaire... si j'y répondais, est-ce-que ma nouvelle amie virtuelle, l'I.A. "Vexée-du-Vaisseau", accepterait de répondre à quelques questions aussi ? Des questions du style : "Comment avez vous calculé les doses de tranquillisant à diffuser pour tout le groupe dans un espace ouvert ?" Ou plus court : "Y-a-t-il un humain aux commandes ?"
J'ai fait défiler le questionnaire, passant de perplexe à hilare au fur et à mesure que s'inscrivaient des items qui n'auraient pas choqué dans un formulaire d'inscription des siècles passés : "Professions des parents", "Dernier établissement de socialisation et d'apprentissage fréquenté", "Hobbies"...
Je me suis lancé sans plus réfléchir, excité malgré moi par ce que je pensais être la blague d'une I.A. revancharde : le Réseau du Haniwa savait déjà tout de moi, peut-être même plus que je n'en savais moi-même ; toutes les réponses à ces questions et à bien d'autres encore. Répondre n'importe quoi, comme :"Taxidermistes", "Sainte-Oie-des-Bois" ou "Masturbation compulsive", m'a procuré quelques minutes assez plaisantes de ricanement pré-pubère jusqu'à ce que le terminal me remercie et passe à la section "Bienvenue sur le Reseau Interne du Haniwa" en affichant un écran d'accueil intitulé "H2O, votre nouveau réseau"... J'ai préféré ne pas me mettre à gamberger sur le nom (choisi par l'I.A. toute seule? Et H2... y avait-il un H1 ?) et commandai l'affichage des Contacts. Je vis que les passagers commençaient à s'inscrire et repérai ma déjà vieille amie Sophie avec sa Spécialité : "Patachouneuse expéri-mentale". J'éclatai de rire en l'imaginant en train de ricaner tout comme moi devant un terminal.
J'ai demandé, pour me ressaisir, le listing des spécialistes bio-teks, que j'ai exploré jusqu'à une Alice Turmann, qui ne pouvait être que la brillante post-doc du M.I.T. dont j'avais fait lire le dernier article à mes étudiants, l'an passé. Et, enfin une bonne nouvelle, elle était attachée à "mon" labo.
Je me suis inscrit à mon tour, puis je suis passé à la section suivante. Là, je sombrai de nouveau dans l'aléatoire ; en lettres capitales rouge carmin s'affichait la phrase suivante : "Quel modèle d'organisation sociétale souhaiteriez-vous voir instaurée à bord du vaisseau Génération Haniwa ?"
Quoi ? Comment ça, "souhaiteriez vous" ? Qui ça ? Moi ?
Je me suis senti comme un patriarche orthodoxe dans un défilé LGBT. Pas à ma place. Mon seul engagement politique avait été un bref passage dans une désorganisation anar-éco-pacifiste. Je savais diriger un labo, et plutôt bien, mais de là à avoir une quelconque opinion sur la façon d'organiser une société de quelque dix mille quidams... Je décidai de prendre un avis éclairé sur la (les) question(s) : J'allais contacter Sophie quand son message entrant vint remplacer la phrase sur le mur.
Aprés avoir échangé quelques minutes sur le Réseau, je me préparai pour aller la rejoindre.
En sortant de la cabine, je trébuchai sur Lianette, accroupie devant ma porte en pleine discussion avec ce qui ressemblait à un petit droïde de service. Je me rattrapai tant bien que mal au mur opposé de la coursive, tandis qu'elle levait son regard vers moi et me demandait: "T'as vu la baleine ?"

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