J'eus
à peine le temps de poster mon invitation à Sophie qu'une enveloppe
enflait devant moi, m'informant de l'arrivée d'un message : H2O
tenait à me rappeler que je n'avais toujours pas répondu à la
partie "Organisation de notre société" du questionnaire
d'arrivée. Je beuglai : "Anarchie non participative" sur
les pixels, à la suite de quoi ceux-ci se décomposèrent en
fractales psychédéliques pour se réorganiser en mots jaune citron
sur fond vert. La phrase "Participez à notre grand concours"
s'effaça pour laisser apparaître la suite : "Nous avons besoin
de vous, Ylan, pour
imaginer le slogan qui définira le mieux notre grande aventure !
Celui ou celle dont la formule sera choisie se verra attribuer un
privilège envié de tous !!!"
J'ai
éclaté de rire. J'en ai même pleuré. Un "concours" pour
un "slogan" ??? "Slogan, formule brève et
frappante, technique de communication préférée de la publicité et
de certains hommes politiques", murmura mon patch. De la pub
? Pour qui, pour quoi ? Devait-on attirer quelques voyageurs E.T.
fortunés de Rigel ou d'Altaïr ? A moins que ce ne soit une blague
de l'IA revancharde ?
"Ting",
se manifesta de nouveau l'icône orange sur laquelle apparut
l'identifiant de Sophie. Je parcourus le message : accrocher un
"mouchoir à mon hublot"... Merde, Sophie, t'es quand même
pas née au vingtième siècle pour utiliser des machins pareils ! Un
mouchoir, un hublot, et puis quoi encore ? Une fenêtre aussi, tant
qu'on y est.
Je
commandai au sas de se pixeliser en blanc et vocalisai "Slogan :
Ni dieu, ni maître" aux servants cacochymes de la Machine. Et
toc !
"Ding"
me relança le réseau, affichant sans complexe en lettres rose
fuschia sur violet : "Merci Ylan,
votre contribution a bien été enregistrée". Le logo d'H2O
reparut pour laisser place à une police différente, style gothique
du siècle passé, en rouge sur noir cette fois-ci ; "Message
important : notre départ est prévu pour le 31 juillet; en cette
occasion, nous nous retrouverons dans l'amphithéâtre du cylindre
central, zone C-MM0, où notre commandant et ses officiers nous
présenteront notre plan de vol. Pour vous permettre d'utiliser au
mieux ces quelques jours, nous vous proposons de vous inscrire dans
l'un des ateliers suivants..".
Je
postai un message à Alice Turmann pour qu'elle me rejoigne à
l'Atelier Sciences, puis enchaînai avec des inscriptions en
Médecine, Navigation ainsi qu'en Communication, où j'espérai avoir
enfin l'opportunité d'enseigner à l'IA comment communiquer avec des
êtres humains nés après 2025. Pour finir, je poussai jusqu'au
Divertissement, non sans regretter mon fourreau lamé noir.
J'ai
répondu à Sophie puis suis descendu faire - enfin -
connaissance avec le labo.
Douze
heures plus tard, je me sentais de nouveau à ma place; qu'importe si
tout ça ne menait nulle part, sinon dans ma psyché saturée
d'informations, tant que je pouvais jouir de ce labo. J'étais comme
un geek après la première cession d'un nouveau jeu : harassé et
repu.
La
salle s'est allumée après avoir présenté mon œil
droit, et c'était mieux que n'importe quel audio-med à immersion
totale, mieux que les fastueux musées du vieux monde, ou que la
salle de séjour de mon enfance lors des fêtes de Noël, bien mieux
encore que les fantasmes que j'avais nourris depuis mon recrutement
sur Haniwa. Mon labo. Mon bureau, avec un accès direct à Mon
logement. Toutes les installations, les bécanes les plus récentes,
les frigos, les vitrines, le tout étincelant et bruissant à mon
entrée. Mon putain de royaume !
J'ai
d'abord trouvé une place plus appropriée que mon sacrum pour la
bio-puce. Puis je me suis mis à butiner dans la salle, ouvrant tous
les contenants, détaillant tous les contenus, initiant des dizaines
de procédures sur les machines pour le seul plaisir de les entendre
ronronner et cliqueter entre elles.
Mes
derniers travaux étaient déjà téléchargés dans l'Unité
Centrale, le reste dériva de mon patch à la sous-IA du labo et j'y
plongeai jusqu'à ce que le Réseau me tire de là par une salve de
"Ding" hystériques : j'étais attendu en atelier Sciences.
Je
n'y croisai pas la Turmann, déjà partie, mais un jeune post-doc
inscrit au labo, un exfiltré de la SRDA, dernière république
démocratique du continent africain, minuscule bout de terre au cœur
de l'Afrique noire assiégé par les seigneurs de guerre salafistes.
La "Sarda" et son bunker universitaire attiraient tout ce
que le continent recelait encore d'êtres pensants. Etudiants,
professeurs et leurs familles, personnels, tous logaient dans cette
cité enterrée sous la capitale. Ils communiquaient avec le reste du
monde par connexions ultra sécurisées ; c'étaient des penseurs de
l'urgence, et parmi eux se trouvaient les génies les plus inventifs
de ces temps.
Jezémia
Macono, "Jéz" selon lui, compensait sa petite taille par
un énorme coupe afro, boule soyeuse en équilibre sur un tout jeune
homme, presque adolescent, avec un regard aux aguets et un sourire
d'ascète. Sa thèse portait sur les translocations multiples, et je
sus immédiatement quelles machines lui confier. Je lui transférai
les codes d'accés du labo et filai en Médecine, oû j'étais
attendu depuis plus de trois heures.
J'y
retrouvai Mo, qui me sauta dessus à mon arrivée, me donnant du
"cher ami" en me pétrissant l'avant-bras comme s'il ne
m'avait pas ignoré depuis notre première rencontre. Je me demandai
s'il n'avait pas profité de quelques substances désinhibitrices
Il
me présenta les équipes et les thèmes : nutrition, prophylaxie,
gestion de l'eau, de l'air, où je tombai sur un mémo d'Alice T.,
que je venais manifestement de rater de nouveau.
Je
coupai court, plantai là Mo et sa nouvelle affinité pour ma
personne et décidai de retourner au labo. J'abandonnai mes velleités
d'améliorer les Communications, de rencontrer des membres humains de
l'équipage ou de devenir la première meneuse de la Revue de
l'espace. J'avais toutes les occupations que je souhaitais dans mon
antre et suffisament de pistes de travail pour alimenter la plupart
de ces ateliers sans bouger de mes quartiers.
J'y
retrouvai Jéz, perché sur un coin de la paillasse centrale,
discutant avec deux femmes, une grande blonde génomorphée à bouche
de squale et une petite chose nerveuse, cheveux en broussailles et
sourire caché, en qui je reconnus Alice Turmann.
Ils
se sont tus à mon entrée et j'ai enfin compris que j'étais devenu
le patron. Je ne ferais plus jamais partie de la bande. Alors, plutôt
que de balancer une vanne accompagnée d'un café, je leur ai proposé
un tour de paillasse, avec définition de leurs priorités en terme
de temps-machine. Ensuite, de longues heures délicieuses ont passé
dans les cliquetis des systèmes, les affichages de données flottant
devant les postes de travail, la langue familière des labos, les
échanges survoltés mais contenus, les murmures excités... J'ai à
peine entrevu les deux nouveaux, un chef de labo français
probablement deux fois plus âgé que nous tous, et une femme brune à
l'air autoritaire, une Américaine habituée des colloques et des
articles de vulgarisation. Je les ai laissés prendre leurs marques
pendant que je poursuivais un premier tri des données avec Alice.
Quelqu'un,
quelque part avait décidé que je dirigerais ce magnifique outil, et
donc, jusqu'à ce que quelqu'un quelque part en décide autrement, je
ferais tourner le tout à ma façon, à savoir en collectif d'esprits
autonomes.
J'ai
passé un bon moment à travailler avec Alice ; c'était agréable de
ne pas avoir besoin de se parler. Je me suis surpris à la regarder
se déplacer entre les machines, enluminée par les données
flottantes. Elle bougeait comme une belette, souple, vive et jolie à
sa manière tendue.
On
a fini par faire une pause ; chacun s'est choisi quelque chose à
l'auto-cook trônant au milieu du coin repos et on a tâché de faire
connaissance, à la façon toujours un peu compassée des chercheurs.
La grande blonde qui venait du Brésil s'appelait Leonora Mayor Campo
Dos Santos et s'était fait connaître en dénonçant le labo qui
venait de l'embaucher, pour une sordide histoire de tests sur les
enfants des réserves amazoniennes. La brune, Jonette Alfmann, avait
été, une dizaine d'années plus tôt, la plus jeune recrue du New
MIT d'Alaska, avec ses travaux remarqués sur les bio-photons. Elle
s'était ensuite fourvoyée en politique avant de devenir la
porte-parole de la biologie de pointe auprès des médias. Quand au
Français, Damien Lepic, il dirigeait le dernier labo de Centre
Europe à travailler sur les cellules artificielles en composite
multiplexe.
Aucun
d'entre nous n'a été tenté d'évoquer les raisons qui nous avaient
poussé à tout quitter pour rejoindre le Haniwa et personne
non plus ne s'est risqué à commenter l'étrangeté de l'accueil :
nous semblions tous soucieux de maintenir l'illusion d'une équipe
"normale" découvrant un nouveau job dans un labo quelque
part sur Terre, miraculeusement protégé des attentats, des
procédures de sécurité et des restrictions budgétaires.
Les
jours suivants ont coulé sur la même pente, des heures de travail
entrecoupées de quelques pauses. Mo est passé avec sa fille,
prétextant que celle-ci avait insisté pour voir le "garçon
avec les cheveux rigolos". La petite me demanda, alors que je me
baissais pour l'embrasser, si j'avais enfin vu la baleine, puis
rajouta, "Et le grand cercueil du capitaine, tu l'as vu ?"
Son
père la reprit dans ses bras et me lança en franchissant le sas :
"Chouette labo, gamin ; avec tout ça, t'arriveras bien à nous
tirer de là."
C'est
là que le réseau décida de m'achever en m'annonçant, sur plein
écran, que mon slogan "Ni vieux, ni traîtres", n'avait
finalement pas été retenu pour le Grand Concours.
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