Je
n'ai pas vu passer la semaine. Littéralement, doublement. Vu qu'on
n'a pas vraiment conscience du temps qui passe ici. Je veux dire
qu'il suffit de ne pas regarder les écrans et on échappe à tout
ça. Ensuite, parce que mon emploi du temps était si serré (par
Burkina "Fasto") que j'en ai oublié de dormir.
C'est
une certaine Alice Turmann qui est venue me voir à la fin d'un cours
de Techniques hydroponiques en milieu hostile pour me signaler
"gentiment" que je couvais une impressionnante série de
carences, ce qui l'inquiétait.
—
Bon, d'accord,
lui ai-je dit. Et.. je fais quoi, alors ? Vous n'allez pas me
jeter dehors, pas vrai ?
—
Je ne crois pas
que quiconque dispose d'un tel droit à bord.
—
Vous ne croyez
pas ? Mais vous n'en savez rien..
—
Non, en effet.
Pourtant, je suis certaine que si vous ne faites pas un vrai repas
suivi d'une nuit de sommeil avant le Lancement, vous risquez de mal
le vivre. Et disons que c'est mon rôle de m'occuper de vous.
—
Très touchée.
Le Lancement ? C'est quand, déjà ?
—
Demain. Je veux
dire, dans 24 heures. Un peu moins.
—
Déjà !
Nous
nous taisons un instant.
—
Si je dors,
dis-je, je vais rater le dernier cours de Secourisme en zéro-gravité.
—
Désolée. A vous
de voir.
—
Vous bilez pas.
Pour le coup, je suis épuisée. Je vais aller manger n'importe quoi
puis dormir n'importe où. Je mettrai un réveil pour me tirer des
bras de Morphée une heure avant le Big L. Et vous, au fait, vous
avez mangé ?
—
Euh.. non.
—
Je vous invite.
Si
tant est que cela puisse signifier quoi que ce soit à bord du
Haniwa.
A
la cantine la plus proche, nous tombons sur Ylan, qui me regarde d'un
œil torve. Sans rien
dire, je lui fonce dessus, me lance dans ses bras interminables en
l'étreignant comme une gamine qui retrouve son tonton préféré.
Pendant une seconde, j'ai l'impression qu'il va me laisser tomber. Je
commence à glisser..
Mais
il finit par se décider à me retenir. Après un instant décent, je
me laisse retomber au sol.
—
Ylan.. Alice.. et
réciproquement.
Je
dis ça vite fait parce que les formalités et moi, on n'a pas été
présentés.
On
s'attable après avoir préparé à bouffer pour quatre dans la
cambuse commune. J'ai eu le nez creux parce que nous sommes bientôt
rejoints par Byron Eldritch Clamorgan, l'informaticien quantique et
anglais, que je présente à tout le monde entre deux bouchées de..
je ne sais trop quoi. Un truc qui traînait dans un frigo..
Après
avoir ingurgité deux assiettes, j'ai oublié ma fatigue et j'entends
de nouveau ce qui se dit à la table.
—
Dites, les gens..
Vous ne trouvez pas qu'il y a un problème d'aurorité, sur ce
rafiot ?
Ils
me regardent bizarrement, tous les trois.
—
Venant de ta
part, dit Ylan, c'est une remarque plutôt intrigante.
—
Pourquoi ?
fais-je l'innocente.
—
J'aurais cru que
l'autorité était justement un problème à tes yeux, et que par
voie de conséquence, son absence représentait la solution idéale.
—
Mon cher, dans
l'absolu, tu as moult raison. Mais enfin, d'un point de vue pratique,
est-ce qu'un pareil projet peut avoir la moindre chance de réussir
sans une hiérarchie, même quelconque ? Sérieusement ?
—
Statistiquement,
répond Alice, on n'en sait rien, puisque c'est la première
expérience de ce genre dans toute l'histoire humaine.
—
D'un autre côté,
dit Ylan, d'un point de vue ingénierique, un engin pareil n'a pas
besoin d'interventions humaines une fois dûment programmé.
—
Justement. On ne
sait toujours pas pour quelle destination on a été programmé, ni
même si on l'a été ou le sera.
—
Il y a bien
quelqu'un qui le sait, merde !
—
Pas obligé, dit
Byron avec son accent marrant. D'après ce que j'ai compris, le
Haniwa a assez de ressources pour opérer des changements de
cap conséquents. Encore que je ne saurons pas..
—
Sache.
—
Thanks. Que je ne
sache pas de quel type de comburant il s'agit. Si j'osais, je dirais
qu'il y a un mini-réacteur à anti-matière quelque part à bord. Ou
peut-être un accélérateur de particules à superposition forcée.
—
Kézaco ?
(moi, toujours aussi scientifique).
—
Un dispositif qui
permet d'impulser des changements d'états quantiques donnés à des
particules en quantité massive.
—
Et ?
—
Et, complète
Alice car Byron a l'air perdu, si l'on fait quelque chose à une
masse x à un endroit y, on peut forcer une masse x'
à reproduire instantanément le quelque chose à un endroit y'.
—
Sans déconner ?
—
Et surtout sans
transfert d'énergie, ajoute Byron.
—
Mais à quoi ça
sert ?
—
Sur Terre, ça ne
servirait à.. ou plutôt ça ne marcherait pas. Parce qu'il faudrait
une quantité phénoménale de molécules quantifiées pour opérer
un changement dans l'objet '. Mais dans l'espace, la
résistance du milieu est quasi nulle. On peut donc se contenter
d'opérer des changements d'état quantique minimes qui, répercutés
sur des micro-réacteurs d'appoint, suffisent à induire des
modifications de trajectoire ou de position. L'amplification spatiale
fait le reste.
—
Autrement dit,
précise Alice, un millionième de décimale au moment de l'impulsion
deviendra un million de kilomètres dans dix ans. De quoi laisser de
la marge de manœuvre.
—
Mais ce n'est
qu'une théorie, dit Ylan en s'efforçant de ne pas avoir l'air de
casser l'ambiance.
—
Disons que ça
n'a jamais été testé sur un engin aussi gros que le Haniwa.
Seulement sur une capsule de six tonnes.
—
Et ça a marché ?
Il
fait une moue. Je vois.
—
Ecoutez,
reprends-je le flambeau. On ne pourra quand même pas sillonner la
galaxie dans tous les sens avant de se décider. Il faut bien viser
un secteur, au moins, je ne sais pas, moi ; une zone, un système
stellaire.
—
La zone la plus
riche en exoplanètes est le système de Kepler, mais il se situe à
plus de mille années-lumière, ce qui le met hors de portée de nos
moyens techniques. Gliese n'est qu'à une vingtaine d'années-lumière,
ce qui est plus facile à envisager. Mais il y a aussi Tau Ceti, qui
n'est qu'à une douzaine. Donc, à mon avis..
Il
est interrompu par Alice, qui s'étouffe sur son café.
—
Ceti ?
Cetus ! La Baleine, c'est ça ?
Allons,
bon, qu'est-ce qu'elle baragouine ? Je la regarde..
—
Exactement !
s'écrie Byron.
Alice
a l'air d'avoir vu un lapin traverser la cantine à la poursuite d'un
chat ricanant. Ma parole, mais elle rêve éveillée !
—
Comment sais-tu
qu'on va sur Tau Ceti ? dis-je en remettant les pendules à
l'heure.
—
Je n'ai pas dit
que je le savais. Mais c'est ça ou Gliese, et à cause de la
Baleine, je..
C'est
à ce moment-là que tous les systèmes de comm' de la cantine se
sont mis à sonner en même temps comme des acharnés. Alice n'a
attendu que deux secondes avant de se précipiter sous la table. Ylan
m'a hurlé quelque chose mais peine perdue, étant donné le volume
sonore légèrement exagéré. En plus, j'avais les mains plaquées
contre les oreilles.
Byron
a paru hésiter puis s'est jeté aussi sous la table. Entre nous, à
quoi ça sert, sur un vaisseau spatial ? Au mieux, il y a une
rupture de coque qui entraîne une fuite d'air et une décompression ;
au pire, la carlingue implose d'un coup. Dans le deuxième cas, rien
à faire ; dans le premier, un seul choix : trouver la
brèche et la colmater.
Dans
les deux cas, j'aurais donné cher pour que ça se passe en silence.
Heureusement, les sirènes ont fini par s'arrêter ; j'étais à
deux doigts de la nausée.
—
Putain, mais
qu'est-ce qui se passe ? ai-je hurlé.
Je
savais très bien que c'était inutile mais c'est un peu comme de
demander "où suis-je ?" quand on sort du coaltar ;
personne n'y coupe. C'est pas un cliché, c'est une obligation
physiologique.
Byron
avait déplié sa tablette et lisait les nouvelles. Ylan avait, quant
à lui, allumé l'écran mural qui montrait l'unique chaîne du bord.
Une image apparut, une voix hystérique disant des trucs pas encore
compréhensibles.
—
C'est quoi, ça ?
marmonna Ylan.
—
C'est le Haniwa ?
dis-je.
—
Le gros tube avec
un étranglement au milieu, oui, c'est Haniwa, répond Ylan.
Mais ça, ce n'est pas une navette régulière.
Il
montrait une excroissance de taille non négligeable.
—
De toute façon,
intervint Alice, on n'accepte plus personne à bord depuis 48 heures.
—
Alors, c'est qui,
ceux-là ? s'exclame Hopeless Me.
—
Faudrait zoomer
sur la navette pour lire son identifiant, murmure Ylan.
Mais
il est désemparé parce que ce n'est pas prévu sur la télécommande
du machin. Sauf qu'on l'écoute peut-être quelque part, puisque
l'image se met soudain à zoomer vers un point de la carlingue de
ladite navette. Soit le régisseur a eu la même idée que lui, soit
on nous écoute. L'inscription se précise.
—
Du cyrillique,
dit Ylan.
—
Les Russes
n'utilisent plus cet alphabet depuis la Convention internationale de
2029.
—
Donc ce machin a
plus de trente ans.
—
Ces
machins, dit Ylan. Regardez cet objet, là . Ce n'est pas un
module russe. C'est un module chinois, qui a été désarmé en 38.
—
Et ça, là, ça
vient de l'ESA ; ç'a été greffé.
—
Bon sang, c'est
un vaisseau de récup' !
—
Les amis, nous
avons sous les yeux une Arche en matériaux recyclés.
Un
ange passe.
Mince !
Une arche, un ange.. Dans trois secondes, quelqu'un va dire un truc
mystique ou se mettre à prier. Pas question !
—
Putain, mais qui
a fait ça ? Et qui est dedans ? Ou quoi ?
—
Forcément, ceux
qui l'ont assemblé.
—
Pourquoi
forcément ?
—
Personne de sain
d'esprit n'accepterait de monter dans ce truc s'il n'en était pas
responsable.
—
Ou d'y être
contraint.. commence Alice.
C'est
alors qu'une voix surgit de l'écran.
—
Gens du Haniwa,
nous venons de recevoir un message du vaisseau qui nous a abordé..
et qui n'a pas de nom, apparemment. Nous vous le retransmettons dans
son intégralité.
—
Ils l'ont
trafiqué, je parie, dis-je.
—
Chut !
—
"A
l'attention du Haniwa", fait une voix autoritaire, en
anglais, avec un accent intraçable, du genre de ceux que les mauvais
acteurs fabriquent pour les films de science-fiction à gros budget
publicitaire. "Je vous parle au nom du Comité révolutionnaire
de la Foi délibérée. Nous avons repris le pouvoir à ceux qui
l'avaient usurpé, et nous l'avons rendu au Seigneur universel,
Maître de la Foi unique et rénovatrice. Les plus dangereux d'entre
eux ont été remerciés définitivement. Les autres sont dans le
vaisseau d'appoint que vous venez de recevoir. Considérez qu'il
constitue notre cadeau d'adieu et d'encouragements pour votre
entreprise que d'aucuns estiment primordiale pour la survie de
l'humanité. En ce qui nous concerne, nous préférons assurer la
survie de l'espèce ici-bas, car telle est notre destinée latente et
manifeste. Bon voyage !"
Le
silence est de retour. Tout le monde a envie de poser la même
question ("C'est une blague ?") mais personne n'ose le
faire.
—
J'ai l'impression
qu'on ne peut pas les contacter directement, dit Ylan, sinon ce
serait fait depuis longtemps. Ils n'ont aucune ressource d'énergie.
Si nous ne les prenons pas à bord, ils périront en quelques heures.
—
Nous ne savons
pas combien ils sont. Cela peut totalement déséquilibrer notre
économie.
—
Notre économie,
elle est modulable, adaptable et étirable jusqu'à 50.000 personnes.
Donc, ce n'est pas le problème ; ils ne sont visiblement pas
40.000.
—
Je vois que tu as
déjà décidé.
—
Il n'y a rien à
décider. Voter pour ça serait obscène. Ce que tu sous-entends est
atroce.
—
Quoi ? Tu ne
veux pas qu'on réfléchisse avant d'augmenter notre nombre d'une
quantité inconnue de bouches peut-être toutes inutiles ?
—
On n'est pas en
démocratie, que je sache. Ceci est un vaisseau militaire.
—
Prouve-le !
—
C'est une colonie
en gestation.
—
Personne n'en
sait rien. Rien n'a été arrêté.
—
N'empêche qu'il
faut voter. Ne serait-ce que pour prouver que les salauds sont
minoritaires à bord.
—
Je peux organiser
ça en dix minutes, dit Ylan. Le vote prendra une heure.
—
Alors, fais-le.
Le Taré de la Foi n'a indiqué que quelques heures de délai..
Pendant
une heure, on voit une équipe de volontaires effectuer une sortie en
scaphandres pour tenter de joindre le vaisseau "d'appoint".
Ils concluent que les sas donnant sur l'extérieur sont soudés ;
apparemment, un seul sas fonctionne, celui qui a été collé au
Haniwa. S'il faut recueillir
l'équipage en urgence, ça risque d'être coton.
Au
bout d'une heure, le résultat tombe : 8% d'absentions, 84% de
oui, 8% de non.
Le
Haniwa a apparemment été mis en état d'alerte, ce qui ne
veut pas dire grand-chose à bord d'un vaisseau spatial où la
vigilance se doit d'être permanente. Des équipes se sont
constituées spontanément pour accueillir les Réprouvés à la
sortie du sas. On ne savait pas à qui s'attendre. Ils étaient 987.
Il
fallut retarder l'heure du Lancement.
Chaque
équipe délégua des reponsables qui se consacrèrent à expliquer
rapidement les notions de survie à bord. Il fallut une floppée
d'interprètes. Certains des Réprouvés ne voulaient pas partir, je
veux dire quitter la Terre. Beaucoup ne comprenaient même pas où
nous étions, en fait. Certains furent frappés de crises de déni
carabinées, dont il fallut s'occuper.
C'est
en plein chaos que retentit le signal du départ, suivi de la mise à
feu des fusées de poussée. Il n'y eut pas d'accident ;
l'accélération ne dépassait guère 1,25 g. Mais cela fit
penser à un petit séisme, avec ceci de spécial que le tremblement
se faisait dans une direction unique.
Pour
ce que nous en savions, cette direction était l'amas de la Baleine
(Cetus) et le système Tau Ceti en particulier. Pour la planète, on
verrait sur place ; à une époque, on croyait que e et
f étaient viables, mais f avait finalement été
déboutée. On le saurait dans 11 ans et demi si on inventait un
système de propulsion luminique. Dans 278 ans si on n'utilisait que
les lois de la gravitation universelle. Dans une éternité si on
devait ramer. Et pas du tout si on se plantait ne serait-ce que d'un
milliardième de décimale.
Je
n'ai pas l'intention de décrire ici la sensation que j'éprouvai
lors de ce départ. Ulysse quittant Ithaque, puissance infinie ?
Leif Ericsson quittant l'Islande ? La vérité, c'est que je me
sentais plutôt comme Michael Collins le 21 juillet 1969.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire