Finalement, j’avais
tort de m’affoler. À peine le temps de me retenir de justesse de
me pisser dessus, le mur pare-tout s’élève. Une annonce résonne,
à voix calme mais titanesque, genre Dieu annonçant les Révélations
pour tout de suite :
AUCUNE BRÈCHE À
SIGNALER DANS HANIWA. JE RÉPÈTE : AUCUNE BRÈCHE À SIGNALER
DANS HANIWA. VEUILLEZ REGAGNER VOS QUARTIERS, ON VOUS CONVOQUERA
ULTÉRIEUREMENT. JE RÉPÈTE : …
Bon, OK. Allons
pisser, ça c’est fondamental.
Après avoir constaté
que ma vessie contenait que dalle – et il faudra qu’on m’explique
l’avantage évolutif, en cas de danger immédiat, de l’urètre en
folie ; Darwin, une idée ? – je ressors prudemment.
J’aperçois des têtes un peu partout, aussi circonspectes que,
j’imagine, la mienne. Peu à peu, tels des chiens de prairie après
le passage du rapace, nous osons nous avancer pour échanger des
remarques ineptes :
« Vous avez
entendu ? » (Ben oui, difficile de faire autrement.)
« Il n’y a
pas de brèche, alors ? » (Si on décide de croire
l’annonce.)
« Vous savez ce
qui se passe ? » (Pourquoi j’en saurais plus que toi,
hé !)
« On va nous
expliquer ? » (Alors là, je ne parierais pas dessus.
Mais, pour me répéter : je n’en sais pas plus que vous, les
gars.)
Finalement, une
proposition émerge :
« Si on allait
en salle de réunion ? »
Aussitôt,
l’objection : « On nous a bien dit de ne pas bouger !
— C’est vrai,
remarqué-je, mais si on veut en apprendre davantage, c’est sans
doute ce qu’on a de mieux à faire.
— Mais si une
brèche se produit ?
— C’est dans la
salle de réunion qu’on en sera sans doute le mieux protégé,
annonce un rouquin. Elle est toute proche de la passerelle, au cœur
du navire. »
Voilà qui emporte la
décision ! Nous sommes une petite dizaine à nous lancer ;
trois, pour leur part, regagnent gentiment leurs quartiers. Dans le
groupe majoritaire, quelques voix s’élèvent pour fustiger les
« moutons de Panurge ». Amusant, ce renversement…
« Ce serait
plutôt nous, les moutons », commente le rouquin, à mi-voix,
près de moi.
Tout d’un coup, mon
cerveau grince un rouage et je le reconnais : c’est un des
responsables d’Écosystèmes, Thierry, surnommé comme il se doit
Titi. Ça ne lui va pas du tout, parce qu’il a des yeux de cocker
en pleine crise existentielle aggravés par un visage tout allongé
et marqué de rides roussies elles aussi.
« Je suis
d’accord, réponds-je. J’espère en tout cas qu’on en saura
bientôt davantage… »
Nous arrivons à la
salle cernée d’une foule ; les portes sont comme toujours
ouvertes, mais le nombre de gens voulant entrer crée un
étranglement. On s’installe dans un gros brouhaha ; il est
clair que notre réaction en dépit de leur message n’a pas pris
les autorités au dépourvu : sur l’estrade, une grande femme
en uniforme tapote déjà son micro virtuel qui émet un FRSHHH !
archaïque. Elle attend le silence, qui se fait après quelques
exclamations et questions oscillant entre mécontentement et
angoisse. Puis :
« La junte
nouvellement au pouvoir au Guyana a effectué le lancement-pirate
d’une série de capsules rudimentaires d’habitation où
s’entassent leurs opposants les plus emblématiques. Elle veut nous
faire subir un chantage : ou bien nos gouvernements respectifs
s’arrangent entre eux pour lui verser la somme de mille milliards
de crédits, ou bien elle téléguide ces capsules sur notre vecteur
hors-espace, auquel cas, si nous tentons quand même de partir, les
Guyaniens et nous, nous entre-annihilerons. Pour rappel, notre
fenêtre de lancement se ferme dans vingt-quatre heures. Avez-vous
des questions ? »
J’aurais cru
qu’après une annonce pareille se déclencherait une tempête, mais
non. Tout le monde, comme moi, doit être assommé. Toutefois, une
main se lève.
« Oui ?
— Qu’ont dit nos
gouvernements ?
— C’est justement
parce qu’ils ont refusé dans un premier temps que la junte a
organisé ce lancement spatial. Elle prouve ainsi son pouvoir de
nuisance : elle a la capacité de bloquer HANIWA.
— Et maintenant, où
en sont les pourparlers ?
— Nous sommes
obligés de garder le secret là-dessus pour l’instant. »
Là, oui, l’assemblée
gueule. « Inadmissible ! » « Nous avons le
droit de savoir ! » « Ce sont nos vies qu’on met
en jeu ! » Etc.
Ça me fait mal de
l’admettre, mais je comprends la position des instances
dirigeantes. Elles doivent prendre des décisions pas faciles
desquelles dépend directement l’avenir de ce voyage, et sans doute
n’ont-elles plus le loisir de ménager la démocratie en
trompe-l’œil qui semblait jusqu’ici à l’ordre du jour. Je
proposerais bien, après le concours du slogan, de lancer pour le fun
un jeu-flash sur la meilleure solution à adopter… D’un autre
côté, je ne tiens pas à me faire lyncher sur place.
Pendant ce temps, la
(supposé-je) porte-parole de l’état-major laisse passer l’orage
avant de poursuivre :
« Nous
demandons aux responsables des départements Communications et
Écosystèmes de rejoindre immédiatement la salle de briefing. Sa
localisation s’affiche en ce moment même sur votre digipoignet. »
Je louche sur celui
de Titi, mais sa manche le cache. Ce type, malgré la température
égale et agréable du vaisseau, couvre toujours un maximum de sa
peau.
Il se tourne vers
moi : « Alice, c’est ça ? Je crois que j’aurai
bientôt besoin de tes services dans cette crise. Retourne à ta
cabine, je te contacte dès que possible. »
Un peu cliché, non,
le coup du L’heure-est-grave-on-se-tutoie-pas-de-chichis ?
D’accord, c’est pas le moment d’ergoter. Je réprime un salut
militaire, hoche la tête et m’éloigne dans la presse tandis que
des robots courts sur pattes à sirène dégagent un chemin aux
huiles.
Et maintenant ?
Je n’ai pas envie
de me joindre aux discussions passionnées, dans le meat ou le
cyber space, concernant la situation. Rumeurs, yakàfaucon,
analyses interminables au raisonnement circulaire, non ! Retour
à ma cabine.
Quelque chose sur ma
messagerie ? Je me rends compte que je cède à l’hystérie
générale moi aussi, parce que ladite messagerie ne manque pas de me
signaler de manière plus ou moins discrète quand du neuf se
produit… Rien à faire, j’agite les doigts dans l’air pour
déclencher l’interface.
Ah si, il y a quelque
chose. On m’invite à cliquer sur un lien. Soit.
Je me retrouve
immédiatement projetée dans l’espace, ce qui surprend toujours un
peu. J’avale une bonne goulée d’air et frissonne, bien que ma
situation physique, si je raisonne un poil, n’ait en rien changé.
Immersion très convaincante, surtout sans combinaison RV !
Virtuelle ou réelle,
l’image… Voire, améliorée pour les besoins de la cause ?
Voilà une question légitime… Déjà, il s’agit à coup sûr
d’une émission pirate, me dis-je en culbutant impuissante, en
considérant la voûte céleste qui tournoie comme une cuite géante.
Aucune sonnerie d’avertissement, pas d’habillage « Coucou,
c’est H2O qui parle », le lien brut, arrivé chez
moi en court-circuitant tous les pare-feux. Flippant.
De la propagande des
maîtres-chanteurs, décidé-je tandis que la nausée menace de
l’emporter, probablement pour jouer sur la corde sensible et
pousser l’opinion publique à fléchir la direction d’HANIWA.
Comme si elle y pouvait quelque chose !
Jusqu’à plus ample
informé je penche pour du virtuel ; parce que sinon, elle sort
d’où cette caméra qui se balade sans attaches en plein espace
interplanétaire, qui se stabilise juste au bon moment pour capturer
une noria de piteuses capsules ?
Il est vrai que je ne
connais pas bien l’état de l’art sur ce sujet ; peut-être
sait-on déjà fabriquer ce genre de gadget ; si ça se trouve
il y a dehors tout un réseau de petits appareils genre facettes
d’yeux d’insectes, en train de construire une image composite
pilotée en temps réel par intelligence artificielle. Merveilleux
monde que le nôtre, où la technologie de plus en plus précise fait
qu’on peut de moins en moins se fier à ses yeux !
Toujours un peu
étourdie par ce voyage tourneboulant, je glousse devant l’aspect
du train de réfugiés. L’esthétique favelas appliquée au
programme spatial, fallait le faire… Car enfin, manque de moyens ou
pas, faut bien que les véhicules soient étanches grave, non ?
Alors à quoi riment ces parois qui vont dans tous les sens,
piquetées de rouille, ce patchwork sordide de matières – couleurs
– géométries délirantes ?
Eh, ce serait pas de
la tôle ondulée là-bas ? Ah, déjà hors-champ, la caméra
zoome sur un hublot crasseux et même fêlé. Tant qu’à faire.
Comment imaginer
qu’un bazar aussi mal fichu soit parvenu à quitter l’atmosphère
sans se désintégrer ? Pour un peu, ils auraient collé des
fils à linge entre les wagons, avec des draps flottant aux vents
solaires, et puis des robinets mal fermés en train de goutter à
l’extérieur… C’est complètement invraisemblable.
Ah, voilà qu’une
figure apparaît de l’autre côté du verre entre deux taches de
givre bruni, celle d’un vieil homme aux rides joyeuses, genre
philosophe de rue. Il me fait signe ; automatiquement, je
réponds.
Sans transition, je
me retrouve face à lui, à l’intérieur de sa cabine-placard. Un
lit est plaqué contre le mur, deux chaises dures se font face. Nous
nous asseyons.
« Cette
approche me pousse à mettre en doute tout ce que vous pourrez me
raconter, attaqué-je, bille en tête. Je n’imagine pas une seconde
que vos capsules ressemblent à cela… Et vous, êtes-vous un humain
en chair ou une synthèse guidée par AI ? »
Il fronce un peu les
sourcils, cela ne dure pas. Son sourire sagace et patient revient.
« Turing est
dépassé depuis peu, mais cela suffit, ne m’apprend-il pas. Vous
n’avez aucun moyen de trancher dans un sens ou dans l’autre à
partir de notre seule conversation. Alors autant me faire confiance,
non ? Je me nomme Azúl Biscambío.
— Alice Turmann,
soupiré-je parce que, bien sûr, il a raison. La junte vous a
expédié dans l’espace ?
— … et me donne,
comme à quelques autres ici, le moyen d’infiltrer vos messageries.
Peu, parmi vous, répondent.
— Nous sommes un
peu occupés en ce moment, avec notre départ urgent rendu soudain
impossible…
— Nos leaders ont
pu cependant contacter les vôtres ; moi je ne suis que du menu
fretin, une bouteille dans le vide pour tenter de gagner votre
opinion publique.
— C’est une
mauvaise tactique, le contré-je. Je n’ai pas l’impression que
nos dirigeants soient du genre à nous écouter, sauf pour des
décisions cosmétiques… »
Il hausse les
épaules. « Ce n’est pas comme si j’avais mieux à faire.
On a conseillé aux vieux comme moi de rester confinés dans leurs
quartiers sans bouger pour ne pas consommer trop d’oxygène. Nos
ressources sont calculées au plus juste.
— Tout se réduit à
des besoins énergétiques, fais-je remarquer. Me contacter est un
gaspillage comme un autre, de ce point de vue. »
Il a l’air soudain
découragé.
« Écoutez,
reprends-je, assez honteuse, sachez que, si cela dépendait de moi,
je m’emploierais de toutes mes forces à ce que vous puissiez tous
embarquer ! Je…
» Ah, désolée, un
appel prioritaire de HANIWA. Je dois vous laisser.
— Ben, voyons… »
Il ne me croit pas.
C’est son problème. Je coupe notre canal et accepte la vidéo
entrante. Tiens, voilà Titi !
« Alice, la
cellule de coordination te demande d’effectuer à partir des
données de suivi des écosystèmes une simulation des contraintes
qu’entraînerait l’accueil d’un millier de réfugiés. Que
devrions-nous sacrifier en termes d’espace et de biodiversité pour
que cet accueil se fasse dans de bonnes conditions ? Nous
attendons la réponse pour il y a un quart d’heure, bien sûr. Je
compte sur toi ! »
J’ai horreur de cet
humour de chef de projet. La réponse il y a un quart d’heure,
pfff ! Le point positif, en tout cas, c’est qu’on envisage
sérieusement en haut lieu d’embarquer les naufragés ! Je
suppose qu’on a mis plusieurs personnes en parallèle sur le coup
pour étudier les différentes réponses. Tiens, une autre occasion
de concours.
Ne pas laisser ma
tête me parasiter. Je me harnache tout de suite en immersion dans
l’espace des capteurs en temps réel. Les groupes de données
apparaissent comme des blocs multicolores à géométrie
interdépendante. Agir sur un seul aspect entraîne des rétroactions
multiples sur d’autres et, de proche en proche, tout le paysage se
modifie… À moi de trouver la formule qui permettra de gérer
l’arrivée de mille humains, sachant que le besoin moyen d’un
individu est de… Mmmh, mais quelle est au juste la composition de
cette population, beaucoup d’enfants ? Ont-ils déporté les
seuls opposants politiques, ou leurs familles aussi ? Je dois
prendre plusieurs configurations en compte, voyons…
Qu’est-ce qu’il
fout là, lui ? Et c’est qui, d’abord ? Il apparaît
dans le paysage et bouscule mes savantes projections ; un
mathématicien n’y retrouverait pas ses suites !
« L’activité
inhabituelle de consultations multiples sur les données des capteurs
dans les écosystèmes nous a alertés, m’annonce-t-il.
— “Nous” ?
— Le Comité de
Vigilance. »
Je me méfie toujours
des gens qui font sonner les majuscules des sigles. Et du mot
« vigilance » aussi, d'ailleurs. On démarre mal, nous
deux.
« De quel droit
vous permettez-vous d’intervenir dans une simulation de travail
privée ? » aggravé-je la situation.
Mais l’autre ne se
hérisse pas, il est sûr de lui, de sa fin et de ses moyens.
« Du droit à
la survie, tout simplement. La nôtre et la vôtre, même si je ne
m’attends pas à des remerciements de votre part. »
Bien vu, mon gars.
« Accueillir
ces réfugiés serait catastrophique, poursuit-il. Toutes les
redistributions de ressources n’y changeront rien ;
l’absorption de 10 % de population supplémentaire
déséquilibrerait de manière irréversible l’harmonie culturelle
de notre société fermée. Cela doit être empêché, nous ne
pouvons admettre que les dirigeants d’HANIWA aient la faiblesse
coupable d’envisager cette opération. Je suis missionné pour
mettre fin à votre travail et vous placer aux arrêts en attendant
la fin de la crise.
— Comment
comptez-vous m’imposer votre volonté alors que vous n’êtes pas
physiquement présent ? » répliqué-je en lançant un
appel neuronal d’urgence.
Je me retrouve
paralysée. Il a suffi à cet enfoiré de me placer en position
d’observatrice sans droit d’intervention ! Voilà du bon
hacking, rien à dire. Enserrée dans ma combinaison RV qu’il
pilote désormais, je le fusille du regard.
« Il a fallu un
peu de temps à notre spécialiste pour me donner tous les droits
pendant que nous bavardions », précise-t-il. Merci, j’avais
compris.
Il entreprend de
filer de grands coups de tatane dans les blocs de données,
traduction cinématique d’une entreprise de corruption
systématique… Même si « on » le met rapidement hors
d’état de nuire, comment récupérer ces éléments de base pour
les calculs ? J’ai envie de pleurer ; j’imagine que
l’offensive de la clique se poursuit sur d’autres fronts, que le
putsch s’accomplit et que bientôt je n’oserai même plus ricaner
devant les stratagèmes des nouveaux décideurs !
Quelque chose se
passe… Comme un flou dans un coin à droite, un tremblotement de
l’image, indépendant des bouleversements apportés par l’autre
pignouf qui s’en donne à cœur joie.
Ça se précise !
Je vois se former une espèce de filet dans la trame même de
l’espace, une distorsion qui avance, s’approche de l’intrus,
lui bloque les membres. L’homme tourne un peu la tête, le temps de
me lancer un regard pas content, et pouf ! plus rien ! Il a
disparu.
Je recouvre en même
temps ma liberté de mouvement. Ouf ! Une voix robotique dans
mon oreille :
« Intervention
terminée, hacking désamorcé. Veuillez attendre quelques secondes
la restauration des données…
— Un coup d’État
sur HANIWA ! m’écrié-je. Cette attaque n’est sûrement pas
la seule, il faut alerter tout le monde ! Vous avez bien reçu
mon appel de détresse neurale ?
— Oui, mais
l’alarme était déjà donnée. Désolé pour ce moment
d’inconfort. La situation est sous contrôle. Nous avons tout remis
en place, vous pouvez reprendre votre travail. »
Euh… bon, d’accord.
Pas le moment de réclamer une cellule de soutien psychologique, je
comprends bien. Je contemple le paysage rétabli à avant mon
intervention et inspire un bon coup.
Faire et défaire,
c’est toujours travailler.
Accablée, je me suis
assise devant l’océan miniature. J’attends la vedette depuis dix
bonnes minutes. Les baleines à bosse, ai-je appris, peuvent demeurer
une demi-heure sous l’eau mais en général se limitent à un quart
d’heure de plongée. Celle-ci, peut-être pour nous côtoyer le
moins possible, dépasse souvent les vingt minutes.
Le site d’HANIWA
indique que l’expédition l’a sauvée d’une fin prématurée,
il s’agit d’une des toutes dernières de son espèce, très
affaiblie par la pollution. On a ôté ses ovaires avec tous les
ovules en devenir, collecté du sperme de différents donneurs – je
m’interroge sur la méthode employée –, conservé ces
gamètes divers dans les cryobanques du vaisseau. Notre intervention
aura accordé un sursis à cette ultime ambassadrice d’une des
innombrables espèces condamnées par notre existence.
Un sursis bien
triste, sans personne pour comprendre son chant et lui répondre !
Si ça se trouve, elle est folle perdue de solitude, me dis-je
pour me consoler. En pleine dépression mysticète.
Mais j’ai du mal à
avaler que notre expédition commence par un tel sacrifice. Je ferme
les yeux un instant. Il ne faut pas que je m’endorme, le départ
est imminent. On a dû embarquer les réfugiés – je n’ai
rien remarqué depuis mon antre où je jonglais avec les paramètres
des écosystèmes –, et vogue la galère ! Sous les cieux
noirs, dans les tempêtes cosmiques…
Je me sens partir, je
rouvre les yeux, je sursaute. Titi !
« Tu m’as
fait peur, râlé-je histoire de râler.
— Je suis passé
chez toi pour te donner les résultats, ta porte m’a dit que je te
trouverais ici. »
Oui, bien sûr, ma
porte dispose de mes données bio-localisatrices en temps réel.
Indispensable, m’a-t-on dit à la visite médicale d’accueil.
Raisons de sécurité. N’empêche que ma puce sous-cutanée, dans
des moments comme celui-ci, me démange.
« Je tenais à
te féliciter pour ton travail, poursuit-il. Tu t’es donnée sans
compter.
— Faut voir le
résultat, grommelé-je tête baissée. Impossible de sauver la
baleine, sauf à se débarrasser de presque tous les autres
écosystèmes… Trop gourmande en énergie et en biomasse, trop
volumineuse, trop tout. J’ai passé la nuit – comme s’il y
avait du “jour” sur HANIWA – à chercher une solution !
Je ne voulais pas non plus la confiner, ç’aurait été de la pure
cruauté… Non, on doit sacrifier l’océan, éventuellement le
répartir en mares d’agrément par-ci par-là. Merde ! »
Je n’ai même pas
envie de savoir quelle solution a été retenue. Après le départ,
je suppose que les réaménagements iront bon train et qu’on
servira très vite des sushis inédits à la cantine.
Titi se tait. Je le
regarde, il a l’air tout gêné. Peut-être n’apprécie-t-il pas
la grossièreté chez une femme. Il s’affale tout à côté de moi
et me pose une main compatissante sur l’épaule. Je me crispe, il
la retire. D’accord, on peut causer.
« C’est pour
cela que je suis venu te voir, reprend-il. Je savais que devoir
sacrifier la baleine te bouleverserait… pourtant tu l’as fait. Tu
as proposé des solutions astucieuses, bien équilibrées.
— J’ai gagné le
concours ? » supposé-je d’une voix étranglée.
Il ne tient pas
compte de mon interruption piteuse.
« Cela
t’intéressera peut-être de savoir que la tentative de putsch
d’une faction restreinte de la hiérarchie militaire a été
vaincue. Elle voulait imposer ses vues, refuser l’accueil des
réfugiés et faire débuter le voyage sous les auspices d’une
dictature. »
Non, ça ne
m’intéresse pas. Pour tout dire, je ne vois pas trop la différence
entre notre pseudo-démocratie qui manipule l’opinion et une
dictature affichée qui aurait au moins le mérite d’être franche.
« Contrairement
à ce que tu as l’air de penser, s’obstine Titi, un type de
gouvernement totalitaire représenterait une catastrophe. L’Histoire
a montré qu’en général, ils s’accompagnent d’une désastreuse
rigidité, une tendance à appliquer des solutions figées aux
problèmes. Ceux que nous rencontrerons seront trop complexes et
inattendus pour que nous les surmontions de cette manière ! En
quelques mois HANIWA serait une coquille vide à la dérive.
— Oui, oui, sans
doute… On va à la salle de réunion pour le départ ? »
J’en ai marre de
son discours pontifiant. En plus, pendant qu’il dégoisait, la
baleine est remontée furtivement, a soufflé et s’est de nouveau
engloutie. Je n’ai même pas pu la saluer comme j’aurais voulu.
Il inspire un grand
coup. Je l’énerve.
« Ce que
j’essaye de te dire, lâche-t-il, c’est que le service de
sécurité a reçu des rapports alarmants sur la présence à bord de
hauts gradés à tendance autoritaire ayant réussi à tromper les
tests psychos préliminaires. On devait s’attendre à un coup
d’État peu de temps après le départ, d’ici là ces gens
faisaient profil bas. Ils attendaient la période translumi.
» Je n’étais pas
dans la confidence ; on vient de m’en avertir et j’ai voulu
tout de suite te mettre au courant pour te soulager… Ils vont
bientôt faire l’annonce, mais voilà déjà une conséquence :
personne ne va déranger ta copine la baleine. »
Quoi ?
Mes yeux vont se
faire la malle, on dirait. Je lève la main pour m’assurer qu’ils
ne sont pas en train de s’évader de leurs orbites comme une
planète aspirée par un trou noir mutin.
« Tout ça,
c’était de la poudre aux yeux, Alice. “Ils” ont décidé
d’évoquer une crise imaginaire pour amener les wannabe
juntistes à se déclarer avant le départ… Ça a fonctionné, la
sédition a été circonscrite, les meneurs identifiés. Maintenant,
que dirais-tu de venir avec moi ?
— Mais… les
extraits d’actualités venus de la Terre ? Les aperçus sur le
vaisseau-bidonville ? »
Il ne se donne pas la
peine de me répondre, se lève, me tend la main. Bien sûr. Il est
tellement facile de contrôler toutes nos comms ! D’un coup,
la colère monte. J’ai envie de hurler sur Titi… sauf qu’il n’y
est pour rien, ce serait injuste. Je me lève à mon tour, sans son
assistance.
« À mon avis,
nos dirigeants ont tort de jouer à ce jeu, grommelé-je. On ne
gouverne pas en faisant des farces ! Comment pourront-ils
compter sur notre confiance après un coup pareil ?
— En avouant ce
qu’il en est dès que possible… Une forme de transparence, non ?
— Le résultat,
c’est qu’on ne va plus croire un mot des annonces officielles. On
restera complètement inerte en attendant le démenti. »
Peut-être cela
leur convient-il, en fin de compte. Une foule passive, c’est cool.
« Je crois
qu’un certain Velkiss Kort va entrer en contact avec toi, reprend
Titi après quelques pas en silence, tandis que le trafic s’engorge
à l’approche de la salle de réunion. Tu as beaucoup impressionné
la cellule de crise par ton dévouement aux principes fondateurs
d’HANIWA ; on va te proposer des tâches de plus haut niveau.
Enfin, ce n’est pas à moi de t’en parler. »
D’accord, alors
tais-toi, mec. Là, je ne suis pas d’humeur. On me félicite de
m’être laissé entuber, c’est trop gentil !
Nous entrons dans
l’immense espace et allons nous asseoir. Titi ne me quitte pas
d’une semelle, j’ai l’impression qu’il redoute un éclat de
ma part. Et qu’est-ce que je pourrais faire ?
Après des discours
qui trouvaient le moyen d’être à la fois sirupeux et menaçants
(« Vous voyez ce qu’il en coûte de ne pas être en phase
avec la philosophie d’HANIWA ! Les meneurs ont été
abandonnés dans une capsule avec balise de détresse et suffisamment
de vivres ; nous resterons fermes, personne ne nous fera dévier
de nos valeurs, etc. »), après quelques questions du public
allant de la protestation intimidée à l’abjecte servilité, après
que de petits robots volants ont bourdonné dans les rangs pour
vérifier que nous étions bien tous sanglés, un immense écran
s’illumine à 360 °. Enfin, s’illumine n’est pas le mot :
il est tout noir devant moi, je dois tourner méchamment la tête
pour apercevoir le flamboiement du soleil qui avale tout alentour.
« Notre départ
est imminent, annonce une voix-off, car les porte-parole se sont
sagement attachés parmi nous. Notre vecteur commence à
apparaître. »
S’agirait-il de ce
minable tremblotement en noir sur fond noir que l’on devine à
peine, légèrement à gauche ? Eh bien, ils ne se sont pas
cassés en effets spéciaux, songé-je. Puisque de toute
manière on nous raconte n’importe quoi, pourquoi pas un peu de
panache, du spectacle ?
Il semble – je
dis bien il semble, si ça se trouve, je m’auto-suggestionne –
que l’effet s’étale peu à peu. Mais que c’est lent ! À
ce rythme, HANIWA ne transportera plus que des squelettes desséchés
sur son fameux vecteur…
Que c’est chiant,
un moment historique !
Sur cette pensée
profonde, accablée par ma nuit blanche, je m’endors.
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