Bon,
allez, c’est fini, c’est fini. Derrière moi, tout ça. S’il te
plaît, H2O, tu pourrais t’arrêter de couiner et
d’onduler comme une Salomé en plein trip anti Jean-Baptiste ?
Tes voiles chamarrés s’effilochent, se reconstituent, pendouillent
pour mieux se redresser dans un vent virtuel inexistant, STOP !
J’ai vu. Tu veux que je te consulte et me le fais savoir en toute
délicatesse. Je tends la main, touche une partie de l’image. Une
voix susurrante lit le texte qui s’affiche dans une police austère
de forme et fluo de couleurs.
L’aventure
a commencé ! Nous devons trouver une identité qui exprime
pleinement cet extraordinaire voyage que nous allons accomplir, pour
la sauvegarde de tout ce qui nous est cher. À vous de choisir notre
SLOGAN. Dans une semaine, l’auteur de la contribution la plus
pertinente recevra une merveilleuse surprise, un privilège envié !
Petit
jingle ding-dingue-dong, et je me retrouve sonnée.
À
ce point d’infantilisation, je ne sais pas quoi dire.
Ils
sont vraiment opaques et méprisants à ce point ou bien il existe au
moins quelque part un règlement de ce… jeu, concours,
divertissement, coercition souriante ? Je vais farfouiller sur
le réseau interne.
UN
SLOGAN POUR HANIWA
Vos
contributions Forum FAQ Nous contacter
« Nous
contacter » ? Je clique là-dessus ; on m’invite à
écrire à une dame Carsaw, responsable du suivi du projet. Non.
« FAQ ».
Fuck, oui. Des sous-rubriques s’ouvrent.
Quelle
longueur prévoir pour le slogan ?
Qui
participe ?
Peut-on
retirer une contribution déjà soumise ?
Comment
gérer le ravissement qui risque de me submerger à cette lumineuse
perspective ?
Non,
là je déconne. Il y a un règlement explicite, oui ou merde ?
Ah, voilà.
Conditions
de participation
Des
phrases en caractères tout petits petits, au cas où on n’aurait
pas compris qu’on est au royaume de l’arnaque ; à droite,
une barre d’ascenseur minuscule. Mon Dieu, il y en a pour quelle
longueur ?
… je
m’engage à respecter les lois concernant la propriété
intellectuelle…
… participation
collective, créer un identifiant à part sur H2O
en précisant l’identité des personnes concernées… une seule
personne tirée au sort pourra jouir du privilège en cas de victoire
collective…
… chaque
contribution sera étudiée avec le plus grand soin…
D’accord,
et par qui ?
… le
vainqueur sera celui ou celle qui aura su le mieux transmettre
l’exaltation de cette aventure unique…
… chacun
doit se sentir concerné, la cohésion est primordiale dans un tel
voyage…
Gare
aux fesses de qui ne voudra pas « contribuer ». Y a-t-il
un espace bûcher quelque part dans les coursives, en prévision des
temps difficiles où il faudra redynamiser la cohésion ? Tiens,
en voilà un slogan :
LES
BOUCS ÉMISSAIRES SONT NOS AMIS
Bon,
il faudra vraiment que je réfléchisse. Pour l’heure, je ne vois
guère que
SAUVEZ
LES BALEINES
Mais
ça ne doit pas coller non plus.
« L’air,
c’est la première priorité. L’eau, la deuxième. »
Voilà
le message que je m’efforce d’ancrer dans les têtes. Cela paraît
évident, bien sûr. L’air, l’eau. Seulement, même après des
décennies de cris d’alarme sur les profonds déséquilibres
chimiques intervenus dans l’atmosphère et les océans, sur les
ravages causés par les pluies acides, sur la pollution urbaine, nous
continuons, guidés par une mémoire atavique, à tenir pour acquise
la présence forcément bienfaisante autour de nous de ces éléments.
Surtout l’air. Comment quelque chose d’aussi transparent et
omniprésent pourrait-il nous nuire, puisque nous sommes toujours
là ?
C’est
dans l’atelier « Écosystèmes » que je rencontre le
plus d’écho. On y admet fort bien la nécessité de suivre de près
tous les aspects de l’environnement dans chaque « bulle »,
température, hygrométrie, équilibre proies-prédateurs, flore,
qualité des sols, de l’eau, de l’air. Des capteurs savamment
disposés prélèvent déjà à tire-larigot, et l’atelier
« Sciences », qu’Ylan Auch-Montega me demande d’animer
conjointement avec lui, devra consacrer une part incompressible de
son activité au suivi de ces échantillons. Si bien que je me suis
retrouvée à enseigner à des bénévoles juvéniles, enthousiastes
mais gaffeurs, comment respecter les procédures d’analyse. Les
résultats sont entrés dans des tableaux à ouf dimensions qui
peuvent présenter à la demande tous les graphiques corrélatifs
imaginables. On est en train de programmer les alertes automatiques
nécessaires, en prenant garde de ne pas se faire submerger par
l’information. Il ne faut pas non plus que ça sonne au moindre pet
de hyène.
Mais
les décideurs refusent d’élargir ces mesures à la sphère
humaine.
Je
prêche alors la bonne parole dans l’atelier « Machinerie »
afin que d’autres ressources similaires soient dégagées pour les
espaces occupés par les passagers humains. Il est très important de
les monitorer avec le même soin que ceux où planent les vautours de
la savane (la richesse de représentation de la faune et de la flore
continue à m’éberluer ; il y a vraiment une savane, des
vautours et des hyènes !).
Je
m’attriste de constater que, dans l’ensemble, chacun se cantonne
à sa sphère familière. Les ateliers de réflexion sont ouverts à
tous, mais le personnel soignant ne décolle pas de l’atelier
« Médecine », les ingénieurs de celui consacré à la
« Machinerie » et les flics de la « Sécurité ».
Deux ou trois esprits curieux, comme par exemple une Sophie Mars sur
laquelle je parais tomber partout où je vais, donnent certes dans le
transversal, mais d’une manière à mon avis exagérée ; ils
s’éparpillent. Cela dit, voilà sans doute les personnes les plus
fréquentables d’HANIWA… À creuser.
Ma
croisade, pour l’heure, c’est de m’assurer que dans les
couloirs, nos quartiers et les lieux partagés, nous respirions au
moins une atmosphère de qualité. C’est la base pour pouvoir
réfléchir, travailler, se reposer, interagir, tout ce qu’on peut
imaginer. Vivre.
« Machinerie »
m’annonce qu’elle ne peut prendre l’initiative d’un tel
dégagement supplémentaire de ressources pour une mission trop
éloignée de sa responsabilité directe et me renvoie à
« Médecine ». « Médecine » regrette, mais
son rôle est de soigner les gens une fois malades ; la
prévention, c’est très important, oh là là, mais concerne
plutôt « Sécurité ».
À
la réunion suivante de « Sécurité », je vois que
Velkiss Kort fait partie des animateurs. Je l’aborde après le
rejet de ma proposition (« C’est une histoire d’écosystèmes,
ça. Vous avez vu avec eux ? ») :
« Alors,
vous trouvez beaucoup de couches géologiques à creuser dans le
vaisseau ? »
Oui,
je me montre agressive. Ce type-là se moque un peu trop du monde, à
mon goût.
« Je
suis géologue de formation, m’assure-t-il, pas gêné le moindre.
C’est cette familiarité avec les sciences qui m’a donné mon
ticket sur HANIWA. Je suppose que je me suis présenté sous
cette étiquette pour avoir l’air plus à ma place à vos yeux.
J’étais intimidé. »
Je
suis stupéfaite qu’il me croie capable d’avaler un tel bobard.
Intimidé, lui ? Prise au dépourvu, j’éclate de rire.
« J’ignorais
que la violette était votre fleur-symbole… Je vous voyais plus en
bloc de granit.
— La
craie cède bien sous l’ongle », réplique-t-il.
D’accord,
il joue les mystérieux. Ce type me met mal à l’aise.
« Quoi
qu’il en soit, reprends-je, cela m’étonne que “Sécurité”
ne se préoccupe pas davantage d’un aspect aussi fondamental. Ne
pouvez-vous au moins y réfléchir ?
— À
nos yeux, les menaces pesant sur la sécurité risquent d’être
avant tout le résultat de la malveillance.
— Qu’est-ce
que ça change ? Ce qui est important, c’est de détecter au
plus tôt une altération de la qualité de l’air, non, quelles
qu’en soient les causes ?
— Oui,
mais cette détection représente un problème technique, non
policier. La suggestion qu’on vous a faite n’était pas
mauvaise : pourquoi ne pas employer le matériel et les
procédures mises au point dans l’atelier “Écosystèmes” ? »
Sauf
que les responsables de cet atelier, comme les autres, défendent
leur pré carré. Quand j’ai abordé la question avec eux, je me
suis fait proprement débouter avec des arguments du genre :
« Une fois de plus, vous voulez donner la prééminence aux
besoins humains et n’accorder qu’une portion congrue des
ressources à ceux de la Nature ! Allez donc voir les gens de
“Machinerie” pour qu’ils vous fournissent en robots
supplémentaires, nous n’en avons certainement pas de trop… »
Tiens,
j’ai l’idée d’un slogan pour HANIWA :
L’INTERDISCIPLINARITÉ,
NOTRE SEULE CHANCE DE SURVIE
C’est
amusant, réfléchis-je le lendemain en attendant que la baleine
vienne me faire un coucou, on se retrouve dans une situation où les
espaces voués au « sauvage » sont monitorés jusqu’à
l’obsession parce que créés de toutes pièces, et ceux voués à
l’homme considérés comme ceux dont l’équilibre va plus ou
moins de soi, un environnement auto-équilibré – du moins sous
l’aspect atmosphérique. Comme si c’était l’urbain le naturel
et la nature l’artificiel.
Voilà
l’argument que je dois mettre en avant avec les gens
d’« Écosystèmes », décidé-je : nos coursives,
cambuses et quartiers en constituent un digne d’étude lui aussi.
Je
pense que ça va marcher.
Je
soupire devant cette perspective d’un autre débat difficile. J’ai
l’impression de parcourir un circuit escheriforme en montée
permanente.
Ah,
la voilà ! J’aperçois le panache craché par son évent. Son
dos dessine une courbe mouillée, gracieuse, à peine affleurante ;
elle replonge tout de suite, apparemment préoccupée. Elle a du
boulot plus bas. La petite foule de ses admirateurs se disperse,
déçue. Fais pas trop la diva, cocotte, tu vas perdre ton public !
J’espère
pouvoir revenir avant la mise à feu dans trois cycles circadiens. Je
n’arrive pas à parler de « jour », la lumière
ambiante ne le mérite pas.
D’ici
là, il faut quand même que je m’occupe de ma promesse à oncle
Bob ! J’ai presque finalisé le programme « endorphinoïde »
des nanites cérébrales mises en culture dans un coin du labo.
Auch-Montega me laisse toute liberté. Quelques vérifications à
faire effectuer par le méta-log et ce sera bon.
Restera
ensuite à envelopper ce fichier dans un bon cryptage qui me
permettra d’envoyer le paquet sous forme d’un innocent diaporama.
Que d’ailleurs je dois également constituer !
Bon
sang, voilà peut-être ce qui me fait le plus honte : me livrer
à la prise de selfies bien niais.
Autant
commencer quelque part. Je me place dos à l’« océan »
et mitraille non-stop pendant un moment. Il doit y avoir quelques
mouettes derrière moi, j’entends criailler. J’ai pensé à
sourire, au moins ?
***
C’est
demain. Incroyable. Ça va vraiment se produire, HANIWA va
débuter son voyage ! Nous sommes censés nous réunir dans le
grand amphi pour vivre ensemble ce moment crucial ; ainsi, si
certains ont du mal à encaisser l’accélération initiale, on
pourra tout de suite leur porter secours.
Voilà
la première idée qui me traverse la tête au réveil, la deuxième
étant : Oh non ! Qu’est-ce qu’on me veut encore ?
H2O
a repris sa petite danse Je-suis-là-je-te-veux. Arrête ton cirque,
j’arrive !
Votre
contribution a été retenue pour la sélection finale ! Les
finalistes ICI !
D’accord,
je touche ICI. Une liste de dix slogans s’affiche. Où suis-je
là-dedans ? En lettres arc-en-ciel, comme il se doit :
SUR
HANIWA, TOUS SOULÉS, TOUS SOLITAIRES
J’éclate
de rire. Me voilà victime de la secte anti-lettre « D » !
Dire que je m’étais donné tant de mal pour être bien dans le ton
sirupeux d’unanimité forcée… SouDés, soliDaires, c’était si
difficile ?
Je
m’habille et sors dans le couloir en secouant la tête. Il devrait
y avoir dans quelques minutes une réunion de l’atelier
« Communications », je vais voir s’ils peuvent réparer
ça. Sinon, je n’en ferai pas une maladie.
BBBBRRRRROOO°°OO°Ooo°OOMMMMMMMM !!!
Dans
un bruit d’enfer, résonnant en échos monstrueux, une paroi
d’acier vient de s’abattre à quinze centimètres devant moi…
Un peu plus, j’étais coupée en deux !
Je
fais un bond en arrière ! Par réflexe, je me retourne. Plus
loin, une autre porte coupe-feu bouche la vue. Toute cette portion a
été isolée. Une brèche, ailleurs dans le vaisseau ?
Affolée,
je tombe à genoux. L’air ! Combien de temps sera-t-il
respirable ?
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