mercredi 18 mars 2015

KR 1.2

Durant les deux mois qui ont suivi, je me suis efforcé au mieux d'oublier cette lettre pathétique de candidature au Projet. J'ai évité Lucas, auprès de qui je l'avais écrite lors d'un épisode post-coïtum particulièrement désastreux. Je me sentais ridicule et souvent nauséeux, vaguement malade. Je me suis replié et suis passé en mode low-data. Le monde autour de notre petite bulle suisse poursuivait sa route chaotique. Parfois, lorsque je passais par hasard sur le réseau en faisant une recherche, je me laissais happer quelques minutes par le flot des infos énumérant les crises successives et rapprochées que traversaient les gouvernements engagés dans le Projet. Ma gorge se serrait soudain, me remémorant cette foutue lettre et la fissure qu'elle avait ouverte dans ma sidération.
Et puis merde, il fallait bien que j'essaye.

Jour après jour je tâchais me convaincre que je ne serais pas pris à bord.
Puis un matin, l'home - toujours en low-data - a tinté trois fois pour me signaler un message prioritaire tandis que le logo argent sur gris d'Haniwa apparaissait sur le mur. Je ne me souviens plus des termes exacts employés alors par mon web-assist pour me l'annoncer : je partais. J'étais choisi, sélectionné, enregistré, pris, accepté, homologué... je partais. J'allais quitter la Terre avec 9.999 inconnus, et ce pour toujours.
Je m'assis au bord du lit et me demandai : et maintenant ?
Des flots de datas poursuivaient leur défilement sur le mur en face de moi : une semaine pour "gérer vos affaires courantes". Pour ma part, une heure suffirait probablement.
Au vu de la tension engendrée par le Projet, j'étais, nous étions tous, placés sous la surveillance du Project Center du Haniwa. Rien ne pourrait jamais empêcher l'un d'entre nous d'évoquer sa sélection, nous les "élus", les "déserteurs", les "lâches infidéles", les "traîtres à l'humanité", entre autres termes piochés sur le réseau. Mais le PC d'Haniwa se réservait le droit de nier, puis de désavouer et de remplacer celui ou celle qui n'aurait pu s'empêcher d'annoncer son départ. Remplacement de fait puisque l'indiscret ne risquait pas de survivre plus de quelques heures à son aveu, au vu de ce qui se déchaînait sur le réseau concernant le Projet.
Une semaine sous surveillance... heureusement, j'avais eu beau me persuader de mon échec, une part de moi avait assez cru à mon recrutement pour commencer les retranscriptions des brins d'ARN sur les fractales. Il ne me restait plus qu'à finaliser, puis replier le tout sur la biopuce nano et choisir enfin le pli dermique dans lequel la nicher.
Et pour le reste ? Qu'est ce qu'on emmène avec soi pour un voyage sans retour ? Toujours assis sur mon lit, j'envisageai la pièce unique qui me tenait lieu de terrier depuis quelques années. Les meubles dupliqués-recyclables, les tentures et coussins de polymères photoniques, les murs écrans, rien ne m'appartenait ni ne me manquerait.
Les quelques objets que j'avais récupérés chez mes parents, le vieux téléscope de mon père, la pointe de flèche magdalénienne, héritage de mon arrière grand-mère maternelle, quelques bijoux de ma mère, la guitare à laquelle je ne touchais plus depuis des années, tout ce bric à brac archéologique témoin de mes pertes, devenait soudain tout à la fois totalement superflu et absolument indispensable.
Trente kilos et un demi-mètre cube, les limites imposées par le transfert jusqu'au vaisseau, réglaient le sort du téléscope et de la guitare, le reste, photos, livres et sons favoris, mémoires de recherches, lettres d'amour et de ruptures, tout tenait sur mon nano-patch, tout comme les vidéos de mes parents ; les dernières dataient de quelques jours à peine avant le déferlement de l'E-pidémie, dans sa version neuraminidase, qui avait soulagé le continent européen d'un vingtième de sa population de plus de cinquante ans, dont mes deux parents, l'un après l'autre en moins de quinze jours.
Quoi d'autre, alors ? Pouvait-on emmener l'arbre du square et le chat du voisin ? Le Projet prévoyait bien sûr des plantes et des animaux au sein de l'arche énorme, mais qu'en serait-il des cigales, des hirondelles, du bourdonnement des abeilles, des chansons du vent ? Allaient-ils nous les imposer en audios TM, comme c'était déjà le cas dans certains quartiers de certaines mégalopoles ? Ou se contenteraient-ils de nous proposer des simulis d'espèces et de temps révolus ?
Et d'ailleurs qui seraient "ils" ? Très peu de choses avait fuité des modalités d'organisations humaines prévus par les grosses têtes du Projet. Avec quelle sauce gouvernementale serait-on liés ? Certaines rumeurs évoquaient une mise en application des équations de Linzmann-Da santos sur les matrices non-linéaires d'organisation des systèmes complexes ; d'autres penchaient plutôt pour une hiérarchie pyramidale à partir du poste de commandement du vaisseau, bref une bonne vieille dictature militaire. Quelques illuminés étaient même allés jusqu'à exhumer la vieille soupe tièdasse de la démocratie participative. Une chose était sure dès à présent : une grande partie des chercheurs et ingénieurs du programme avait déjà embarqué ; pour la plupart, il était d'ailleurs plus juste de dire qu'ils étaient la première génération du Haniwa, puisque qu'ils vivaient depuis presque trente ans maintenant sur les chantiers dispersés entre les stations orbitales et la base lunaire. Avec l'équipage, ils formaient d'ores et déjà une classe à part du reste des colons.
Je me secouai puis me dirigeai vers mon vestaire, l'ouvris et fouillai dedans. Des tenues nous seraient fournies par les duplicateurs du bord ; la question de savoir "quels types de tenue ?" me renvoyant aux interrogations précédentes sur la politique choisie à bord, je préférai me projeter au moment du départ.
D'après ce qui continuait de s'afficher sur le mur, le départ serait tenu secret jusqu'aux Stations EU-One, GAFA.12, No/SoPac et Beijing System, après quoi nous seraient offertes quelques "cérémonies". Brèves, les cérémonies, ça allait de soi, tant il y avait à parier que ce dernier et gigantesque effort - transférer en orbite plus de huit mille personnes en évitant les pannes, les attentats et les émeutes – liquiderait inéluctablement les dernières bribes d'espaces raisonnablement viables de ce pauvre monde.
Debout devant mon dressing, je ne parvenais pas à me défaire de cette question fondamentale : "Quelle est la tenue convenable pour une extinction ?"
Présenterai-je mes adieux au monde de mes ancêtres en tenue d'Ylan, jeune chercheur absorbé et sérieux, avec juste ce qu'il fallait d'autistique pour s'attirer les moues complices et les sourires hésitants ? Je poussai les vestes et les pantalons de tissus-teck, aux coloris neutres et aux propriétés les plus diverses, pour atteindre l'autre partie de mon dressing, où s'étalaient les ors et les noirs profonds, les rouges flamboyants, les bleus cobalts et les verts scarabées de mon moi nocturne, les peaux lumineuses et sensuelles d'Ylan-Ahh, reine des nuits de Genève et pilier de Mama d'Alma, "Dernier Bistrot Avant la Fin du Monde", tel qu'holographié sur la vieille façade. Je jouais quelques instants avec la vision de mon moi-diva émergeant gracieusement du sas en fourreau lamé noir et gants rouge... perruque brune au carré ou blonde à boucles ? Le doux bourdonnement des Web-drones autour de moi, les murmures des journalistes IRL, les regards admiratifs des autres colons et de l'équipage, je me laissais aller quelques instants à cette divagation, une défense à ma hauteur, face à l'angoisse du départ.
Je piochai et ramenai vers le lit mon seul et unique trésor, cette paire d'escarpins vertigineux, rouge sang, cousus main avec du cuir d'animal, une folie arrachée aux enchères et qui m'avait coûté presque trois années d'économies et une bonne partie de ma prime bisannuelle. Après tout, il fallait bien y mettre quelque chose, dans ce demi-mètre cube !
Alors va pour les escarpins rouges, la pointe de flèche, les bijoux d'argent dans leur coffret en "merisier authentifié", un carton de souvenirs divers, capsules, sous-bocs vintage, une fleur et une abeille sous blocs de résine, un sachet de sable de mes vacances d'enfant au bord de l'Atlantique, sur les dernières plages, disparues depuis, quelques très vieilles photos de famille, une petite dizaine de flacons d'essences naturelles achetées à prix d'or lors d'une rando dans les réserves, des bracelets ID de fêtes mémorables et la petite reproduction de Vénus calypige que m'avait offerte ma tante Alaïa après m'avoir surpris en plein essayage des tailleurs de ma mère, dans notre vieille maison des environs de Frankfurt.
Le cube de transport adapté que me dupliqua l'home pour emballer le tout ne devait pas faire plus d'un seizième de mètre cube. Je jetai quelques tenues stand-wear confortables pour le voyage dans un sac, dupliquai mon nano-patch et planquai les copies dans mes affaires.

En tant que résidant du MittleEuropa, mon transfert était prévu par l'Ascenseur Spatial, le seul dont la construction avait pu être achevée, ancré au milieu d'une ancienne région de France. Il était proposé à ceux d'entre nous qui le souhaitaient d'être hebergés dès demain et jusqu'au transfert, dans l'un des hôtels du Rez-de-Chaussée, aux frais du Projet. La proposition laissait entendre que le PC d'Haniwa nous souhaitait à l'abri et au secret le plus rapidement possible. La situation devait être encore plus explosive que le réseau ne le laissait entendre.
La zone d'accés à l'ascenseur, le Rez-de-Chaussée, avait été fermée au public après la dernière tentative d'attentat qui avait rayé de la carte un bourg de la région d'amarrage, en parvenant à faire décrocher la Cage, heureusement avant le premier Palier, ce qui avait limité les pertes à moins de six cent personnes environ, la plupart habitants des Zones Agricoles, techniciens de l'Ascenseur et les quelques deux cent passagers. Après le choc - relatif en ces temps choqués - de l'attentat, le réseau s'était empressé de charrier des rumeurs de complot ourdi par le Projet Haniwa, ce "vampire de l'humanité", pour se réserver l'usage de l'Ascenseur... Tout ce beau monde, derrière leurs web-assists et leurs avatars, oubliaient que l'ascenseur n'avait été conçu que pour et par le Projet. Pour quoi d'autre sinon ? Emmener certains représentants des 1 % faire un tour en orbite ? Amener à moindres frais fournitures et personnels aux Stations ? Certes, et cela faisait partie des arguments qui avaient aussi présidé à sa construction, mais tous savaient maintenant que les niches où se terraient les populations fortunées de la terre ne tarderaient pas à être englouties par le néant à leur tour, et personne n'imaginait plus que les Stations puissent survivre bien longtemps à l'effondrement du monde d'en bas.
L'Ascenseur et les navettes seraient sécurisés au mieux jusqu'aux derniers départs, puis leurs responsabilités seraient transférées aux quelques gouvernements terrestres qui pouvaient encore l'assumer... et après nous, le déluge.
Je décidai de partir tout de suite pour le labo. Avec les médi-patchs appropriés j'arriverais probablement à compiler mes dernières fractales en une vingtaine d'heures de travail. Je demandai à mon W-ass de me mettre en lien avec le Projet et enregistrai mon départ pour le lendemain.
Sur quoi, il ne me restait plus grand chose à faire ; j'effaçai au mieux de mon réseau toutes traces de la connexion puis sortis de chez moi presque en courant, pressé de finir la tâche que je m'étais assigné, pressé de partir, oui, ne plus penser, ne pas invoquer le sourire de Lucas, l'épaule compatissante de Rabbah, les blagues moisies de Ziggy, nos lumineux week-ends dans les réserves des montagnes suisses artificiellement préservées des Désastres, nos soirées toujours plus folles dans les rues, les appartements de l'élite et les boîtes de Genève, toutes ces heures arrachées au gouffre avec la fausse insouciance de ceux qui se savent privilégiés et en sursis.
D'autres images s'imposèrent, le jardin de la maison de Frankfurt et les bonds de mon chien lors des premières neiges, le rire de ma mère devant la fenêtre, son appel au repas sur deux notes claires "Y-Lan"... et les nuits étoilées de mon père, et la lune enfin. Dans cette disposition d'esprit, c'est tout juste si je savais où j'allais. Je me repris au coin de la rue et m'engageai sur le glisseur en direction du quartier protégé des Entreprises.

Le lendemain, après des heures confuses passées à finaliser ma contribution personnelle au Projet, je me retrouvai à la porte de mon studio, mes quelques affaires à mes pieds. J'étais parvenu à éviter tout le monde au labo, hormis Lucas, que j'avais cueilli à la sortie de son bureau par une longue et savoureuse étreinte, le nez dans son cou, puis planté là au milieu de la troupe murmurante de ses collègues. Il tenterait probablement de me joindre, mais j'avais connecté mon réseau aux Web-assists du PC Haniwa qui se chargeraient de maintenir ma présence virtuelle "à domicile mais indisponible" avec des excuses choisies selon mon profil et ma voix synthétisée. Cela permettrait à Lucas de m'oublier ce soir et les soirs suivants. Quand il se souviendrait à nouveau de moi, à l'approche du week-end, il serait trop tard.
J'avais enregistré quelques messages qui seraient transférés après notre départ. Tout au long de ces longues heures au labo, tous les mots que je voulais adresser à toutes ces personnes avaient tourné en arrière plan de ma concentration, comme un contre-point délirant à la froideur des gestes et des calculs. Trop de mots, trop de gens. Mon esprit harassé avait craché, une fois rentré, des messages laconiques à quelques-uns de ceux que j'avais aimé, et proposé quelques legs : ma guitare à Ziggy, bien sûr ; le téléscope aux administrateurs de ma réserve de montagne favorite ; les robes, leurs accessoires et les costumes de tek genevois à ceux ou celles qui les voudraient, sauf le fourreau lamé noir que j'offrais tout spécialement à Mama d'Alma (oui, il existe une Mama d'Alma chez "Mama d'Alma", mais c'est une autre histoire, et il est trop tard pour la raconter). Le dernier message avait été pour ma tante. C'est elle qui m'avait poussé à poser ma candidature, je savais à quel point elle avait toujours rêvé de partir, elle qui m'avait fait connaître les meilleurs auteurs, les plus beaux récits de voyage dans le temps et l'espace, et qui allait rester là.
J'avais été incapable de me présenter à eux, de regarder la caméra murale et de leur dire "au-revoir"... je m'étais lâchement contenté de l'audio, en une seule prise, pour ne pas avoir à m'entendre encore les abandonner si platement.

Je sortis après un dernier coup d'oeil et refermai la porte sur ma vie de terrien.
Devant l'immeuble m'attendait, comme prévu, un city-truck EG aux couleurs d'une compagnie de fret locale. J'entassai mes possessions dans le coffre à moitié rempli et rejoignis dans la cabine un homme plus âgé que moi, peut-être la quarantaine, grand, la peau cuivré et des poches sous les yeux, accompagné d'une toute petite fille maigrichonne perchée sur ses genoux, le teint plus foncé que l'homme et des cheveux courts d'un blanc jaunâtre, comme les plumes de certains oiseaux.
Tous deux me fixaient sans un mot tandis que je m'installais. Il me tendit une grande main carrée et un demi-sourire qui oublia ses yeux noirs : "Bonjour ; Mo El Wahib, et ma fille Lianette". Sa voix était grave, légérement voilée, sans d'autre accent que le Mittle Europa standard. "Ylan Auch-Montéga. Vous... vous partez ? Aussi ?" bredouillai-je, lamentable. Je m'étais retenu d'ajouter "Avec moi ?" Bien sur qu'ils partaient, des milliers de personnes étaient en train de partir.
Le truck s'était engagé sur sa bande et se dirigeait vers la sortie nord-est de la ville, probablement vers l'aéroport. La petite fille continuait de me dévisager, à moitié enfouie sous la veste de son père. Gêné par son regard et l'irréalité du moment, je tentai de reprendre la parole : "Je... Heu... C'est étrange comme situation, non ? Je veux dire.. enfin..." Son sourire gagna l'autre coin de sa bouche, mais toujours pas ses yeux. "Etrange, oui, on peut dire ça". Il enchaîna brutalement : "Au cas où vous vous questionneriez quant à ma participation au Projet : je suis vétérinaire et éthologue; je dirige... j'ai dirigé à Londres un labo qui a publié quelques travaux de recherche sur l'adaptation animale en milieu hostile. Ma fille... les descendants de moins de vingt ans sont admis sur le vaisseau, selon le quota mondial de deux enfants par personne maximum, bien sur. Ma femme..." Il se tourna vers la vitre de la cabine puis reprit en me fixant de nouveau. Le sourire semblait s'être réfugié derrière ses dents : "Nous avons d'autres enfants. Quatre. Ma femme n'est pas convaincue de la nécessité des restrictions pré-natales, pas plus qu'elle ne croit d'ailleurs à la réalité du Projet. L'idée même de l'espace est, pour elle et toute sa famille, une insulte à Dieu, et le Projet, un leurre de plus des Nations Infidèles pour tenter d'asservir et d'affamer le Seul Vrai Peuple. Par chance, elle accepte encore les progrès médicaux de ces Nations Infidèles et les devises qui permettent d'en profiter. Je suis venu en Suisse faire soigner Lianette. Une maladie orpheline, très rare. Nous partons tous les deux".
Après ça, je tentai vainement d'écraser le silence en me présentant à mon tour, monologuant quelques minutes sur mes recherches, les raisons de ma candidature, mes questions au sujet du vaisseau... mais malgré - ou à cause - de ça, cette présentation fut la seule contribution de Mo à la conversation. Il se pencha sur son enfant et se mit à chantonner doucement, tandis que les premiers kilomètres d'enceinte de l'aéroport défilaient derrière les vitres blindées du truck.
Ensuite, il y eut l'embarquement à bord d'un gros SLAS de l'Armée Unifiée, dans un coin isolé des pistes, après le passage obligatoire sous les scanns et les portiques d'identifications croisées. Nous avons rejoint quelques personnes et avons attendu. Personne ne se parlait, Mo et sa fille s'étaient placés loin de moi, dans leur bulle chantonnante, les autres semblaient tout aussi seuls que je l'étais, chacun d'entre nous replié sur sa ligne d'existence. D'autres ont embarqué à leur tour et nous étions une trentaine environ lorsque l'appareil a décollé silencieusement. Je me demandais combien de colons partaient déjà, rejoignant discrètement les points de transfert pour l'orbite, disséminés sur l'hémisphère nord. Combien fuyaient leurs proches au plus vite comme Mo El Wahib, ou partaient au plus tôt, comme je le faisais, n'ayant plus rien ni personne pour les retenir.
J'ai regardé un moment s'éloigner en dessous de moi le vieux canton de ce vieux pays, j'ai vu le mur qui l'enserrait et la terre brulée du no man's land comme la couronne d'une éclipse autour d'un soleil vert ; j'ai fermé les yeux et me suis endormi.
Je me suis reveillé au dessus de la Zone Agricole M-E Centre-Est, au coeur de la Fédération Franco-Latine. Des hectares à perte de vue de serres, d'éoliennes et de miradors, un océan de plastique blanc quadrillé par le béton, une cartographie monochrome si délirante que je préférai refermer les yeux. Trop de néant.
Un changement dans la vibration du SLAS m'alerta, mais ce n'était que le signe de notre arrivée en vue du Rez-de-Chaussée et de ses installations ultra-protégées. Les drônes de l'A.U. nous encerclèrent et l'appareil tomba rapidement jusqu'à la zone d'atterrissage.
La Zone d'Accueil grouillait de militaires, de personels teks de l'Ascenseur et de bots de surveillance. Un autre groupe de... civils ? colons ? disparaissait sur le tapis menant aux hôtels, guidé par quelques personnes en gris : les uniformes du Haniwa, enfin. Deux de ces uniformes venaient justement à notre rencontre. Un homme, une femme, comme de juste, aux traits calibrés et aux sourires hautement qualifiés, accueillants et sereins comme des animateurs de croisière, imperturbables dans cette ambiance de fin du monde.
Notre groupe se laissa prendre en charge sans réagir ; non, nous n'avions pas de question... Les chariots suivirent avec nos affaires, les pros affairés s'écartaient de nous sans un regard.
Je ne me souviens pas d'avoir choisi mon hôtel ; le tapis me déposa devant un ascenseur et l'ascenseur sur un dernier tapis, jusqu'à la chambre, luxueuse, presque une suite, donnant sur le parc artificiel qui ceinturait le complexe avant le mur d'enceinte.
Le premier départ était prévu pour le surlendemain, les trois cent quatre-vingt-deux premiers enregistrés partiraient à ce moment, s'ils le souhaitaient. J'avais des chances d'en être, à ce qu'il m'avait semblé en traversant le Complexe pour gagner ma chambre. J'avais croisé très peu de civils dans les couloirs de l'hôtel où seuls traînaient les bots d'intendance et quelques agents et teks toujours pressés.
J'ai demandé au Guest'home de me connecter en open et me suis immergé dans le réseau jusqu'à ce que je me rendorme face aux écrans, sans manger, ni me déshabiller, mais après avoir descendu le quota journalier du mini-bar, en liquide et en vapeur.
Le lendemain passa à peu près de la même façon, jusqu'à ce que le Guest interrompe une plongée IRL sur les méga-émeutes indiennes pour m'annoncer que mon départ était confirmé pour demain quinze heures. La voix (par défaut féminine-sexy) du Guest me précisa que, pour des raisons de "maintenance et de sécurité", l'Ascenseur avait été reconfiguré de façon à accueillir le double de sa charge humaine habituelle. En conséquence de quoi, le trajet de soixante-dix-huit heures s'effectuerait dans les cocons d'accélération, pour toute sa durée, les salles de restaurant, de repos et les cabines d'hygiène ayant été supprimées pour l'occasion.
Bon, d'accord, ce serait donc le cocon pendant plus de trois jours, alimentation, divertissement, massages et hygiène incorporés, comme sur les navettes, en plus long mais en moins flippant.
Je n'avais soudain plus trop envie de rester plongé dans le réseau. Je commandai un maillot et une serviette au Guest et chargeai le trajet pour le complexe de loisir sur le bracelet ID de l'hôtel.
La piscine était grande, se terminait par une baie donnant sur un étang prolongé par une cascade, quelques arbres et arbustes, du gazon et de la mousse, l'illusion était presque parfaite, jusqu'au son de chute d'eau qui emplissait le silence. Deux adolecentes étaient assises sur le bord, les jambes dans l'eau barbotantes, la tête de l'une sur l'épaule de l'autre. A l'autre bout se tenait un couple enlacé. Un homme maigre et grisonnant fendait le grand bassin dans un crawl impecable. Mon regard fut accroché par un reflet blanchâtre et je repérai Mo et sa fille accompagnés d'une femme et de deux autres enfants, dans le petit bassin. Il me regarda mais ne fit pas un geste, sauf à compter comme tel son demi-sourire.
Je me mis à l'eau et enchaînai les longueurs jusqu'à ce mon corps m'arrête. D'autres m'avaient rejoint puis étaient repartis, le soir tombait sur le décor. Je retournai à ma chambre effleurant l'idée d'aller manger dans un des restaurants. Mais je n'imaginai pas passer ma dernière soirée sur terre seul à une table, ou pire, dans un bar, à tenter de parler de n'importe quoi à n'importe qui. Je me résignai à préparer dès ce soir mon immersion en cocon, dans ma chambre.
Avec l'aide du petit chimiste caché dans le mini-bar, je parviendrais peut-être à oublier que je venais de voir mes derniers arbres, même clonés, mon dernier coucher de soleil, même masqué par les murs du Complexe, que j'avais nagé pour la dernière fois, que j'allais commander mon dernier repas sur Terre...

J'ai peur. Je voulais rester avec Papa mais ils n'ont pas voulu. Il m'a accompagné jusque-là où sont les petits mais après il m'a laissé. Je le vois d'où je suis, il me fait avec les mains la chanson de la petite souris, toute petite, toute petite; il fait le petit trou et aussi le bateau et il chante les mots, je le vois. Il m'a laissé Doudoumou et ma peluche Blast qu'il m'a acheté dans le très grand magasin quand on est parti de la maison. Il a dit à la dame de me mettre Blast et Eko III. J'aime pas ici.
Les autres ils pleurent, même les grands, moi je pleure pas, papa me voit, mais j'ai peur. Le garçon à côté, je le vois, il pleure. Papa a dit que j'allais dormir, comme dans l'avion, mais c'est pas pareil, le siège il est pas pareil et je peux pas être avec Papa.
Ca tremble maintenant en dessous, comme quand Tiber met Samusique dans sa chambre et que Papa crie pour qu'il baisse, mais en plus fort, et ça fait plus peur. Les dames sont revenues et elles parlent aux autres petits devant, elles nous ont donné à boire, moi j'ai choisi fraise, et j'ai regardé Papa, il m'a fait coucou et dodo avec la main, mais moi je veux pas faire dodo ici, j'ai peur. Y'a toujours Blast et Eko, c'est quand ils vont sauver la petite fille mais ils sont tous drôles et ils ont une drôle de voix et y'a deslumières qui bougent et......
J'ai peur. Il fait tout noir, juste les petites lumières dessus partout, je vois presque plus Papa, je l'ai appelé, la dame est venue, elle a dit qu'il faisait dodo. Elle m'a redonné à boire et elle m'a remis un film, celui de Motillus la Grosse Petite Puce. J'ai envie de faire pipi, la dame elle a dit que je pouvais faire comme ça dans le cocon mais c'est pas bien, je suis plus un bébé, je fais pas pip...
Papa est reveillé, il m'a fait coucou, mais j'ai sommeil, je veux plus voir de film. Le garçon à côté il regarde des choses sur l'écran mais c'est pas un film, c'est bizarre, c'est comme les cartes du bureau de Papa, mais ça brille. J'ai faim. Ca me gratte en bas, je trouve plus Doudoumou. J'ai mal au bras. Je veux plus boire la fraise. Je veux mon Papa.
Maintenant tout le monde est reveillé mais on peut pas bouger, on doit rester bien sages, bien assis dans les cocons. Les dames sont venues, elles ont dit qu'on allait arriver bientôt, Papa me fait le signe "trop forte" comme quand il me laisse à l'école.
J'ai encore sommeil. Je veux voir Maman et Tiber et Dania. Et même Lorina même si elle me cache Doudoumou et qu'elle dit "dégage, la môche" quand je veux aller dans sa chambre. Je sais pas si on va les voir là où on va, Papa il veut pas le dire, il fait sa drôle de tête. Je sais pas où c'est le Grand Voyage, je veux plus y aller. Je veux ma maman.

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