mercredi 15 juillet 2015

KR 1.5

Après m'être débarrassé de l'enfant à la porte de la cabine que m'indiqua le droïde, je laissai le bracelet me guider jusqu'au bloc où j'étais censé récupérer mes affaires. Je m'engageai sur une bande roulante amovible, notant au passage les poignées et les câbles tendus sur les parois de la coursive principale. Je suivis ainsi un long moment le code couleur rouge-marron-rouge, petite tranche de merde saignante dont les reflets nimbaient le corridor d'une teinte en parfaite adéquation avec mon humeur.

Les couloirs se succédaient, tous déserts. Mon imaginaire fleurissait en suggestions toujours plus folles à partir de questions toujours plus nombreuses. Pourquoi Sophie n'avait-elle pas eu de bracelet ? Où étaient-ils tous ? Y avait-il un pilote dans l'avion ? Qu'est ce que c'était que cette histoire de baleine ? Et par-dessus tout : étions-nous partis ?
Merde. Je réalisai que je baignais dans le bleu-vert et que le bracelet couinait d'une façon tout à fait désagréable à mon poignet. Je revins sur mes pas, notant que le code bleu-vert-bleu annonçait un corridor plus large et incurvé vers la droite. Mon patch me susurra à l'oreille que, cette coursive étant réservée aux membres de l'équipage, j'étais prié de retourner dans la zone qui m'était assignée... Bien, au moins y avait-il un "équipage".
Je repensai à Sophie. Comment faisait-elle sans patch ? Moi qui me pensai marginal avec mon refus des interfaces organiques, même standard, je retrouvai en elle l'absolutisme sans concession de ma tante, ses combats "Déconne, eh, sinon..." pour la déconnexion obligatoire des moins de trois ans, ses happenings sur les parkings de net-drive et ses distributions de livres autour des "cages-à-petits" des cités.
Porté par mes souvenirs, j'arrivai au dock et présentai le bracelet, l'œil droit et l'index gauche au cerbé-drone de l'entrée, puis me dirigeai vers le large comptoir où un droïde de charge venait de déposer mon colis, toujours enveloppé de ses couches de plasthermo.
Après m'être battu quelques minutes avec l'emballage, je retrouvai les possessions terrestres que j'avais choisi d'emporter un ou deux siècles plus tôt. La vacuité de l'ensemble hétéroclite débordant du cube m'attrapa à la gorge ; je m'empressai d'enfourner rapidement escarpins, boîte à bijoux et autres dans le sac auto-grav laissé par le droïde.
Des éclats de voix résonnèrent soudain dans le silence bordé par le chuchotement omniprésent des systémes LS. Un groupe d'humains s'agitait autour d'une pile d'objets dispersés sur un comptoir à l'autre bout de l'immense entrepôt. Un droïde glissa vers eux, puis un autre. Je tentai de percevoir ce qu'ils disaient mais la taille de la salle avalait leurs paroles. Je me détournai et retournai à mes affaires ; la solitude commençait à me plaire. Je finis de ranger les dernières bricoles dans le sac.
Sophie devait me rejoindre "une heure ou deux" après son dernier message, mais sans bracelet ni patch, sa notion de l'heure risquait d'être assez subjective. Je ne la connaissais pas assez pour savoir si elle vivait à une temporalité plutôt accélérée ou ralentie. Je consultai mon patch pour voir si elle m'avait laissé un message, puis m'assis par terre en décidant de sub-vocaliser mon journal du jour en l'attendant.
Un message m'attendait sur le réseau, mais pas celui de Sophie : l'H2O me prévenait de l'attribution de mes quartiers d'habitation, dans le secteur des labos, code bleu-noir, zone T-MD6.
Le groupe de gens avait disparu en suivant de ce qui ressemblait à un membre de l'équipage mais qui était probablement encore une machine. J'étais de nouveau seul.
Je me relevai et commençai à ressortir une à une mes babioles du sac, sans trop savoir pourquoi. Je cherchai des yeux un compacteur pour y jeter les bracelets d'entrée de fêtes et de concerts déjà oubliés. Qu'est ce qui m'avait pris d'emporter ce bric à brac d'ado dans l'espace ? La boîte à bijoux de ma mère, la Vénus de ma tante, la pointe de flèche magdalénienne, passe encore ; elles avaient leur place à mes côtés dans cette galère, mais le reste... Et d'ailleurs où était-elle, cette flèche ?
Je vidai l'auto-grav et étalai son contenu. Tout semblait y être sauf l'artefact néolithique. Je réalisai bientôt que la fleur de bleuet dans son bloc de résine manquait aussi. Mais je me souvenais parfaitement l'avoir mise avec avec sa copine l'abeille sur la boîte à bijoux, donc, "on" avait ouvert mon cube, sorti son contenu, volé une pointe de flèche et un bleuet puis remballé le tout à l'identique.
Merde. Merde, merde et merde ! Ça commence à me faire plus que chier cette histoire.
Punet ! Est ce que je suis au moins RÉELLEMENT sur un foutu vaisseau ? Où dans le labo d'un sociolo-pathe fou ? Où dans le coma, couché sur un lit d'hôpital à attendre la mort en rêvant d'un départ métaphorisé ?
Je dois parler à quelqu'un, croiser les expériences, me marrer un peu et surtout, je dois bosser, faire un truc, reprendre une place.
Une irrésistible démangeaison à l'entrejambe me ramena au présent corporel : avant tout, il me fallait trouver un endroit où planquer la bio-puce, sous peine de voir tout mes espoirs consumés par ma chaleur intime.
Je fus tenté de rappeler le droïde pour signaler le vol mais, à l'idée de décrire les objets en question, j'abandonnai. Le groupe d'agités de tout à l'heure avait peut-être aussi constaté des disparitions ; est-ce qu'"ils" avaient pris des objets à chacun d'entre nous ? Une collection ? Un test ? Re-merde !
Je repartis, un peu groggy, suivi par l'auto-grav, vers les labos et mes quartiers, dans les coursives toujours désertes.
Le bracelet m'amena gentiment jusqu'au niveau Habitation, au-dessus des labos. L'habitat était spacieux, presque trop pour moi, avec deux vraies pièces, des modules cuisine et sanitaire séparés, des murs-écrans et une grosse quantité de proto-meubles bosselant les parois et le sol. Je configurai un fauteuil puis appelai le réseau. Traverser le vaisseau de babord à tribord jusqu'au bloc-recherche m'avait pris pas mal de temps ; peut-être Sophie était-elle déjà installée ?

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