lundi 11 mai 2015

SQ 1.4

Je me décide à entrer dans la cabine ; il me suffit de pousser la porte qui, supposé-je, réagit à mon empreinte palmaire.
Si ça se trouve, toutes les portes s’ouvrent pour tout le monde… on ne nous a rien précisé. Quand même, ça m’étonnerait.

À l’intérieur (comme si le couloir était « dehors » !), mon logis est très fonctionnel et impersonnel, comme il se doit. Je tâte prudemment du pied la moquette, elle est plutôt agréable ; et silencieuse, tant mieux. Le grand lit au fond me tend les draps, je me rends compte que j’ai fort envie de m’y délasser après une douchion. En disposé-je ? Oui, j’aperçois un pommeau idoine à gauche, dans un minuscule renfoncement. Formidable ! À proximité, des toilettes autonettoyantes standard. Il y a aussi un bureau, deux chaises (si je reçois un invité ?). Le mobilier – je remarque un placard – paraît façonné à partir des parois. Une texture légèrement différente sur un des murs doit se transformer en miroir suite au signal habituel à effectuer devant. Je vérifierai.
Il est clair que ces quartiers dénudés n’offrent aucun recoin où se dissimuler. Le panoptique mis en œuvre ! Winston Smith ne se sentirait pas déplacé dans cet environnement grisâtre… mais confortable, je dois le reconnaître. Un coup d’œil m’a suffi pour l’explorer, il s’agit maintenant de l’occuper, de me l’approprier.
Sauf qu’un obstacle intimidant se dresse entre moi et l’ensemble de ma tanière. Un hologramme arc-en-ciel, chatoyant, m’intime : Avant toute chose, je m’inscris sur le réseau interne H2O en lettres de bonne taille. Je connais ce genre d’interface, il suffit de toucher l’image pour déclencher l’appli.
Plus coercitif, ce serait difficile ! Impossible, en effet, d’échapper à cette aimable sollicitation, sauf si je compte passer un temps indéfini à la porte de la chambre. Enfin, non, je suis injuste, je pourrais ramper en dessous de l’espace sensible à mon interaction. Sans doute qu’il se déplacerait par la suite pour de nouveau me barrer le passage. Bref, autant s’y coller tout de suite, ce sera fait.
Je pose donc mon bagage, touche de l’index, au hasard, le mot « réseau ». Aussitôt, une suite de questions flottent au-dessus du bureau. Je peux aller m’asseoir pour entamer la procédure.
Les premières cases pré-remplies correspondent aux renseignements que j’ai déjà fournis, par exemple la profession des parents : « employés de banque ». Ce genre d’arrangement avec la réalité me laisse toujours songeuse.
Profession des parents : petites mains dans un réseau mafieux.
Père : décédé, Mère : décédée. Causes : les risques du métier.
Adresse : incendiée.
Passe-temps : chien empoisonné, viol, vie en vrac.
Scolarité : refuge.
Je passe le doigt sur la case de validation de cette page en y laissant les informations fadasses habituelles. M’est alors proposée une série de rubriques « libres ». Un festival. Il semble que je n’aie rien compris : je n’ai pas entrepris un voyage sans retour qui engage des générations multiples, mais, dirait-on, une bête croisière.
Quelle est ma première impression sur Haniwa ?
Déroutante. Contradictoire. J’écris : Excellente ; j’ai hâte de mieux connaître le vaisseau et l’organisation de la vie à bord.
L’accès m’a-t-il satisfait/e ? Oui.
Qu’est-ce qu’on s’en fiche ! Comme si je devais embarquer toutes les semaines… Et puis, pourquoi cette infantilisation des questions à la première personne ?
J’ai des améliorations à suggérer : Rien de particulier.
À part diminuer le bruit de cet immonde revêtement dans les couloirs. Mais nécessité d’économie d’énergie fait loi.
Etc. Je m’attends à voir s’afficher pour ma délivrance un slogan du genre Ma satisfaction est la priorité de l’équipe du Haniwa, pas du tout. La dernière question manque me faire tomber de la chaise.
La forme d’autorité que je souhaiterais voir instaurée à bord du Haniwa :
Pardon, quoi-t-il ? Sommes-nous, à ce stade, censés croire que le mode d’organisation de gouvernement et de police n’est pas encore fixé à bord ? Si je pensais une seconde cela, j’estimerais notre durée prévisible d’existence à six mois. Et je déborde d’optimisme. J’imagine :
Au fait, quel modèle préférez-vous pour les sas extérieurs du vaisseau ? Non, parce qu’on a laissé le problème en suspens. Pour l’instant on a installé des bouts de carton et initié un appel d’offres, on attend votre avis. C’est important.
Je soupire. Il semble décidément que le maître mot soit ici « trompe-l’œil », que soit à l’œuvre la même mascarade que sur notre chère planète, à savoir une « démocratie participative » où notre seul mot à dire – qu’on nous somme de dire – concerne la couleur des sièges de cet hover-train filant vers l’abîme selon sa voie bien tracée.
J’ai entendu parler avant le départ d’une possible « mise en application des équations de Linzmann-Da Santos sur les systèmes complexes » qui serait la pointe de la pointe pour tout ce qui est gouvernance. J’évoquerais bien ce bouzin, histoire de rivaliser d’hypocrisie, mais je décide que ma réponse n’a aucune importance. Il est clair que cette rubrique (comme sans doute les autres) a pour seul but de cerner notre personnalité et nos réactions prévisibles, aussi de deux choses l’une :
1) Les algorithmes d’analyse psy utilisés ne valent pas tripette, donc autant répondre n’importe quoi.
2) Ils sont pertinents, et dans ce cas intègrent nos tentatives de dissimulation par recoupement avec l’ensemble des réponses ; autant répondre ce qui me passe par la tête.
On y va.
Pour la vie de tous les jours et les interactions sociales : anarchie avec surveillance par ordinateur du respect des règles de base en société.
Pour les décisions stratégiques concernant le voyage : oligarchie technocratique.
Principes fondateurs : respect absolu de l’autonomie de la personne humaine, aucune violence physique, transparence des décisions stratégiques comme des actes privés.
Le panoptique, le panoptique, vous dis-je.
Je valide enfin ce tas d’absurditonneries et commence à me lever, prête à récupérer mon peu d’affaires… mais non. Le clavier en embosse ne se refond pas dans la matière du bureau, j’ai droit à un message de félicitations, comme quoi je suis bien inscrite et Regardez les gentilles gens avec qui on peut dès à présent causer !
Tiens, mon chef « nominal » ne fait pas encore partie de la liste. Il doit être en transit. Et Velkiss Kort ? Parce que, géologue mon œil ! C’est sûrement une couverture, ce type m’intéresse. Je ne le vois pas, alors qu’a priori nous avons voyagé ensemble.
Je peux accéder à la liste du personnel militaire du vaisseau. Ned, où es-tu ? Voyons les rubriques… Personnel de liaison. Ned Thomson. OK. Je te contacterai plus tard, quand je me sentirai moins paumée. Et sinon ?
Surveillance. Velkiss Kort. J’en étais sûre ! Il a l’air assez haut dans l’organigramme, et pourtant assez stupide pour me donner une fausse qualification qui ne tient pas.
Passons à autre chose de moins déprimant… On me signale du courrier entrant depuis la Terre. Oncle Bob ! Alors, quoi de neuf ?

Bonjour petite,
J’espère que tu es bien arrivée, ici pas grand-chose à signaler même si nous avons quelques ennuis avec la concurrence lol. Comme tu le sais je compte sur toi pour nous aider à arranger ça… (petite tête jaune hilare qui me fait un clin d’œil épileptique)
Tu as sans doute besoin de repos pour l’instant, mais pense à ton bon tonton, donne-moi des nouvelles, tu as bien du boulot en vue avec nos petites copines lolllllllllll !
Ton affectionné tonton,
Bob

Quelle débauche de subtilité, oncle Bob. Je m’étonne que Velkiss Kort ne se soit pas encore pointé, bardé de menottes, pour me jeter dans un cachot ! Enfin, on verra plus tard pour la réponse, là j’ai comme une lassitude. Je coche l’option « Me rappeler ce message à la prochaine connexion ».
Quoi d’autre ? Ah, je peux avoir sur ma puce palmaire le plan détaillé du Haniwa. Bonne idée. J’approche la main du bureau selon les instructions, et hop, c’est téléchargé. Parfait.
Vidée, je m’écroule sur le lit. Le matelas est juste comme j’aime, très dur.
Allons, une toute petite sieste avant l’alarme pour l’occasion conviviale ou je ne sais quoi…

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